D22 -Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie du 25 août 1880.

 

- Rapport au Président de la République française.

 

Paris, le 30 juin 1880.

 

Monsieur le Président,

 

Un décret du 14 février 1880, rendu en forme de règlement d'administration publique, a appliqué aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion la législation métropolitaine sur la presse.

Un second décret du 2 mars suivant a étendu le bénéfice de cette mesure à la Guyane, au Sénégal et aux établissements français de l'Inde, à la Cochinchine et à Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, des instructions émanant de mon Département ont placé sous le même régime ceux de nos établissements coloniaux dont la constitution ne repose sur aucun acte organique.

La Nouvelle-Calédonie est restée seule en dehors de cette mesure libérale. Cette réserve, toute momentanée, m'avait été inspirée par des incidents fâcheux auxquels avaient donné lieu, dans pays, les facilités très larges accordées dans ces derniers temps par le Gouverneur pour la publication de journaux et d'écrits périodiques. On avait, en effet, vu ces feuilles locales profiter presque uniquement de la liberté qui leur était octroyée, pour faire échec à l'autorité, locale dans la personne des fonctionnaires qui en sont revêtus et pour exciter la population européenne contre les indigènes, au moment où un soulèvement s'était produit chez ces derniers. Enfin, une collaboration occulte s'était produite de la part d'individus frappés par la loi et privés de leurs droits de citoyen.

Or, en l'état actuel des choses, il n'existe point, à proprement parler, de législation de la presse en Nouvelle-Calédonie. Le décret organique du 12 décembre 1874 confère au chef de la colonie toute autorité en matière d'imprimerie et de presse et lui reconnaît la faculté d'établir dans la mesure des attributions qui lui sont dévolues les sanctions pénales qui sont la conséquence de ce pouvoir.

Mais le Gouverneur, usant de ses prérogatives, ne peut, pour quelque délit que ce soit, établir de peine excédant 100 francs d'amende et quinze jours de prison, et encore sous la réserve de l'approbation du Chef de l'État. Si l'on compare ces pénalités à celles qui sont inscrites dans la loi française, on remarque un défaut de proportion considérable entre les unes et les autres. En réalité, l'exercice de l'autorité discrétionnaire du Chef de la colonie, aujourd'hui surtout qu'il ne possède plus de pouvoirs extraordinaires, aboutit dans la pratique à une sorte d'impunité pour les délinquants. En effet, le Gouverneur peut refuser l'autorisation de publier un journal, supprimer ce journal, etc.; mais si le publiciste persiste à imprimer, l'autorité supérieure est désarmée, car il ne lui est pas permis de saisir les presses et le corps du délit : ce ne sont pas là, en effet des actes administratifs. D'autre part, l'autorité judiciaire, seule compétente en la matière, ne pouvant agir qu'en vertu d'un texte de loi, est également impuissante.

Il en résulte, qu'en réalité, avec des institutions en quelque sorte draconiennes dans l'esprit, l'autorité supérieure en Nouvelle-Calédonie est plus désarmée contre certains délits de presse que celles des colonies qui jouissent de la législation libérale de la Métropole.

J'aurais cependant éprouvé quelque hésitation à étendre à cette colonie pénale le régime de France, qui est aujourd'hui le droit commun pour les colonies, si le Gouverneur n'eût lui-même réclamé cette mesure comme la meilleure solution à donner à cette grave question. La législation actuelle avec son appareil redoutable n'est pas seulement surannée, elle aboutit, ainsi que je viens de le faire remarquer,à l'impuissance de l'administration puisqu'elle est en réalité dépourvue d'une sanction sérieuse.

D'un autre côté, la législation métropolitaine atteignant d'une manière spéciale les individus privés de leurs droits civiques qui se livrent à la polémique dans les journaux, le principal danger résultant du caractère même de la colonie se trouvera, de fait, singulièrement atténué. J'ajoute que la législation coloniale sur la presse contenant des dispositions particulières à l'égard des journaux rédigés en langue étrangère, un autre inconvénient résultant du voisinage d'une grande colonie anglaise sera également écarté, Dans ces conditions, j'estime qu'il convient de faire disparaître un état de choses qui ne garantit pas le maintien de l'ordre et qui ne répond pas aux aspirations libérales de la population.

J'ai, en conséquence, l'honneur de vous prier de revêtir de votre signature le projet de décret ci-joint, qui a pour objet de placer la Nouvelle-Calédonie sous le régime appliqué à nos autres établissements coloniaux en matière de presse. La Cour d'assises n'existant pas, il est entendu que dans les cas prévus, la poursuite des délits commis par la voie de la presse sera portée devant les tribunaux criminels composés conformément aux actes sur l'organisation judiciaire en vigueur dans la colonie, ainsi que cela a lieu en vertu du décret du 2 mars 1880 pour ceux de nos établissements d'outre-mer qui se trouvent dans le même cas,

 

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, les assurances de mon profond respect.

 

Le Ministre de la Marine et des Colonies,

 

JAUREGUIBERRY