VI - La guerre de presse du gouverneur.

 

1 - La situation à l'arrivée de Paul Feillet.

 

Lorsque le gouverneur Feillet débarque à Nouméa, le 10 Juin 1894, la colonie est dans une situation critique, pratiquement au bord de la faillite : le déficit budgétaire pour 1892-93 et le premier semestre de 1894 se monte à 970 000 F, laissant présager une dette de 1 350 000 F pour la fin de l'année.

Le nouveau gouverneur analyse rapidement la situation qu'il juge dangereuse car il estime que la crise n'est pas due "à des causes accidentelles et passagères mais à des causes profondes qui tiennent à l'organisation économique du pays".Selon lui, "la Nouvelle-Calédonie souffre, comme beaucoup d'autres colonies, d'un mal très grave, la monoculture ou la mono-industrie". (163)

Cette façon de voir les choses était sans doute exacte mais partielle. Le Conseil général, par la lettre qu'il adresse au ministre donne d'autres raisons :

- En Nouvelle-Calédonie on paie trop d'impôts (164) ;

- Et les sommes perçues passent entièrement en frais d'administration, elles ne servent en rien à l'aménagement de la colonie. (165)

De plus, s'il s'était agi de la prise de fonctions d'un nouveau gouverneur dans une colonie du monde antique, le chroniqueur d'autrefois n'aurait pas manqué de voir toutes sortes de présages funestes dans les événements qui se produisirent au cours du premier mois qui suivit l'arrivée de Paul Feillet :

- Le 14 juin, durant les fêtes du cinquantenaire de la Mission, le gouverneur et les membres de l'Administration étant présents ce jour-là, les cérémonies qui se déroulèrent à la Conception furent gâchées par un temps épouvantable ;

- La nouvelle de l'assassinat du président Carnot est connue à Nouméa le 26 juin ;

- Le 28, la mère du gouverneur, qui l'avait accompagnée en Nouvelle-Calédonie, rendait le dernier soupir ; à cause de ce deuil, le chef de la colonie n'assista pas à la première séance de la réunion extraordinaire du Conseil général, qu'il avait provoquée, et ce fut le directeur de l'Intérieur qui lut devant les conseillers le discours préparé par le gouverneur ;

- Le 6 juillet, La Calédonie  publiait un article relatif à l'épidémie de peste qui sévissait à Canton et à Hong-Kong.

Or, entre le gouverneur Feillet et la Mission, les rapports devaient toujours par la suite conserver un aspect orageux, les affrontements entre le trèsautoritaire gouverneur et les corps élus empoisonnèrent la vie publique de la colonie, quant à la peste de Kong-Kong, elle allait atteindre Nouméa à la fin de 1899.

Mais laissons là "fatum" et présages : en 1894 le gouverneur Feillet  trouve, conjointement à la situation économique obérée de la colonie, deux coalitions d'intérêts qui s'affrontent depuis longtemps et dont l'enjeu le plus visible est pour lors la Mairie de Nouméa.

En 1888, le Conseil municipal qui avait élu Pierre Sauvan  pour maire était composé en majorité de gens favorables au développement des échanges avec l'Australie. La colonie avait connu de 1888 à 1891 une période de prospérité et la population du chef-lieu avait augmenté. Au Conseil général il était question de la construction d'un grand quai pour répondre aux besoins du trafic du port de Nouméa et, en 1892, la municipalité sortante bâtit sa campagne électorale sur le thème de la construction d'une nouvelle conduite d'eau. C'était une bonne idée, Nouméa manquait d'eau, la ville n'était alimentée que par une seule canalisation inaugurée le 2 février 1877 dont le débit s'avérait insuffisant pour une population accrue, les plaintes à ce sujet étaient nombreuses.

En mai 1892, l'équipe Sauvan  remporta aisément les élections pour le renouvellement du Conseil municipal de Nouméa. Reconduit dans ses fonctions demaire, PierreSauvan  tint sa promesse et passa un marché de gré à gré avec un entrepreneur australien nommé Pritchard, pour établir un réservoir sur la Dumbéa et amener l'eau à Nouméa par une conduite de vingt-huit kilomètres.

Le journal La Calédonie  qui avait été fondé en février 1892 en partie pour mener campagne contre la municipalité sortante, continuait depuis ses attaques contre le maire à travers de fréquents reportages de sévères critiques au sujet de la conduite d'eau en construction. Inversement, La France Australe  prenait le parti du maire et faisait l'éloge du travail accompli par l'entrepreneur australien,

Ce n'était là qu'un facteur de plus dans la rivalité qui opposait les deux quotidiens de Nouméa, organes de presse de groupes d'affaires concurrents, aggravée par la profonde antipathie que manifestait par tous les moyens le directeur de La France Australe à l'égard de son homologue de La Calédonie. (166)

 

2 - 1895, l'année de La Vérité.

 

Le 24 décembre 1894, les lecteurs de La Calédonie  pouvaient lire en seconde page de leur journal un entrefilet intitulé Une affiche à sensation qui présentait "à titre documentaire"et comme peu sérieuse, l'annonce par voie d'affichés anonymes placardées dans Nouméa de la création d'un "Comité Central Républicain Radical Indépendant de la Nouvelle-Calédonie".

Ce n'était pas une plaisanterie, un nouveau parti politique local venait effectivement d'être fondé et les revendications qu'il présentait au public en faisaient le représentant des intérêts des ouvriers,

Le 19 janvier 1895 paraissait le premier numéro de La Vérité, nouvel hebdomadaire nouméen crée par "quelques tempéraments d'opposition et d'esprit frondeur"pour mener le combat contre les hommes politiques en place qui trafiquaient de leur influence pour leur plus grand profit personnel.

Dans l'article de tête, La sortie du puits, en forme de justificatif et de programme, le rédacteur dénonce la grande misère qui règne dans la colonie à cause des "hommes du jour", "combleurs de déficit, inventeurs de gabelles", géniteurs de "contrats léonins" qui "créent des impôts pour qu'il ne leur soit rien demandé", et proclame son intention de "débiner les trucs politiques inconnus du vulgum pecus", animé par un désir de justice qui s'accorde avec une philosophie humanitaire et une pensée politique socialiste, réformatrice, farouchement nationaliste, antisémite et opposée aux monopoles.

En 1895, la population ouvrière de Nouméa était devenue assez importante pour être prise en compte de façon sérieuse par les candidats aux fonctions électives. Or, compte tenu du nombre considérable d'abstentions qui caractérisait chaque élection, les ouvriers devaient vraisemblablement voter à parts sensiblement égales du côté de la "Mission" et du côté de la "Loge", ce qui était une certaine manière de symboliser les deux forces politiques alors rivales en Nouvelle-Calédonie. (167)

L'idée d'où est née La Vérité a, semble-t-il, été de faire naître une troisième force, un parti ouvrier animé par des tenants des théories socialistes à qui l'on fournirait un organe de publicité qui tirerait en quelque sorte les marrons du feu, le style volontairement populaire donné à ce journal lui permettant d'attaquer de façon très directe et en termes irrévérencieux la municipalité Sauvan, style auquel la très bourgeoise Calédonie  de Jean Oulès avait toujours évité de recourir.

Mais qui avait eu cette idée et à qui profiterait-elle ? Ici, il nous faut revenir quelques années en arrière et ouvrir une parenthèse pour en savoir un peu plus sur Charles-Michel Simon, un homme qui croyait très fort à l'efficacité de la presse comme marchepied politique.

Charles-Michel Simon avait été élu maire de Nouméa en 1884. Trois ans plus tard, ayant refusé d'accorder à l'architecte voyer Pouillet  une augmentation de traitement votée par le Conseil municipal, Charles-Michel Simon se trouva en conflit avec l'ensemble des conseillers ligués contre lui. Il démissionna alors de ses fonctions de maire, de façon théâtrale, avec de toute évidence la pensée que, pour éviter une crise municipale, le Conseil céderait ou bien que le gouverneur interviendrait. C'était prétentieux et puéril, Charles-Michel Simon le comprit vite et tenta de faire marche arrière, il retira sa démission et imagina de régler l'affaire à son avantage en révoquant Pouillet. L'échec fut total, le gouverneur Nouët s'était empressé d'accepter la démission du maire et la révocation de l'architecte voyer fut considérée comme nulle.

Après cela, le nouveau maire, Constant Caulry, en mettant de l'ordre dans les finances de la ville, avait découvert quelques aspects critiquables de la gestion de son prédécesseur qui fut publiquement accusé, lors de la campagne électorale pour le renouvellement du Conseil municipal, d'avoir, en 1885, truqué en faveur de l'un de ses amis l'adjudication de cinq cents mètres de bordures de trottoir et de trois mille pavés. Cette malversation connue grâce à "l'observation d'un fonctionnaire scandalisé" (168), déconsidéra tellement l'ex-maire aux yeux des électeurs qu'il ne put recueillir plus d'une cinquantaine de voix lors du scrutin de mai 1888.

La vie publique devint alors difficile pour Charles-Michel Simon qui réussit néanmoins à demeurer conseiller général jusqu'en 1892, mais ne fut pas réélu en décembre de cette année-là.

Il avait pourtant, en prévision de cette élection, contribué pour une large part à la création de La Calédonie  qui mena alors campagne pour lui, sans succès. Mais à partir du 5 juillet 1893, Jean Oulès étant devenu à lui seul actionnaire majoritaire de l'Imprimerie Calédonienne et de son journal, La Calédonie  cesse d'être à la dévotion de l'ancien maire qui ne peut plus dès lors compter sur l'appui inconditionnel de l'organe de presse qu'il avait contribuer à faire naître. (169)

Après une "traversée du désert" de plus d'un an et demi, Charles-Michel Simon est réélu conseiller général le 8 juillet 1894. Ce succès a pu lui donner à penser que le moment était venu de songer avec optimisme à son retour au sein du Conseil municipal.

D'autres indices favorables ne pouvaient que le conforter dans cette idée :

- Le conseiller municipal Berthier avait pris à partie le maire et l'architecte voyer qu'il accusait devant le gouverneur de combinaisons frauduleuses avec un entrepreneur adjudicataire de travaux municipaux ; l'enquête administrative avait conclu au bien fondé des accusations portées contre l'architecte voyer. (170)

- La campagne menée depuis deux ans par La Calédonie contre la municipalité Sauvan au sujet de la conduite d'eau semblait devoir bientôt porter ses fruits. Les gens bien informés savaient que le marché de gré à gré avec l'entreprise Pritchard recelaient des dessous qui pourraient être présentés comme scandaleux à une opinion publique bien préparée par la presse, quand les travaux de la conduite d'eau seraient achevés, au début de 1895.

La crise fut amorcée fin décembre par Berthier et Bourdinat qui démissionnèrent avec fracas du Conseil municipal en accusant de corruption le maire et certains conseillers. Comme auparavant trois autres conseillers avaient pour des raisons diverses abandonné leur charge et n'avaient pas été remplacés, des élections devenaient indispensables pour compléter le Conseil.

La publication de La Vérité commença peu après et le nouveau journal joua très bien son rôle de porte-parole électoral.

Après l'article de tête mentionné précédemment, on trouvait dans le premier numéro de La Vérité  une liste de mesures présentées comme promesses électorales, comportant vingt et une propositions générales et treize propositions se rapportant plus particulièrement aux affaires municipales. (171)

En accord avec le programme du journal, la Rédaction publiait également deux articles ironiques et agressifs contre le maire (172) , un article adaptant les théories socialistes aux réalités calédoniennes (173) et, par un emprunt au Républicain de l'Aveyron, faisait plus que suggérer la nécessité de révoquer l'architecte voyer. (174)

Quatre jours après la publication du numéro 1 de La Vérité paraissait un supplément qui, tout en continuant les attaques contre la municipalité, préparait surtout les élections de cinq conseillers. La liste du "Comité Central Républicain Radical Indépendant" y était constituée de Berthier, Bourdinat,- les deux conseillers démissionnaires,- Charles-Michel Simon et aussi deux candidats moins connus de la population nouméenne, Gagnon et Pillaz "travailleurs d'un dévouement à toute épreuve". (175)

La campagne de La Vérité est un succès : ses trois candidats vedettes arrivent en tête au premier tour et, bien qu'aucun d'eux n'ayant obtenu la majorité absolue ne soit élu, ce résultat provoque la démission de neuf membres du Conseil municipal, dont le maire, sur les dix qui restaient.

Au second tour, quatre candidats du "Comité"sont élus, Charles-Michel Simon, Berthier, Bourdinatet Gagnon. Ils démissionnent aussitôt pour "faciliter la dissolution du Conseil municipal" (176) dont, à dire vrai, il ne restait plus rien.

Pendant que ces événements agitaient Nouméa, le gouverneur se trouvait en villégiature dans sa résidence de l'île des Pins où il demeura un mois durant, laissant la crise mûrir sans intervention de sa part. Cette attitude lui valut la première attaque de La Vérité. (177)

À la mi-février, enfin de retour, le gouverneur prononce la dissolution du Conseil municipal mais, au lieu de fixer à une date proche les élections générales, il les repousse aux 24 et 31 mars et nomme une Délégation intérimaire composée de Sauvan, Loupias et Caulry, trois membres des plus engagés de l'ancienne municipalité, dans le but évident de leur permettre de redresser une situation visiblement très compromise. L'aide du gouverneur au parti du maire démissionnaire ne semble d'ailleurs pas s'être limitée à cette action, il aurait par la suite usé de son influence pour susciter des candidatures officielles et inciter des fonctionnaires à bien voter. Mais Pierre Sauvan et ses plus proches amis étaient décidément trop compromis et le programme de La Vérité avait remporté un si franc succès auprès de la population de Nouméa que les élections s'avéraient bien difficiles à gagner contre les candidats du "Comité Central Républicain Radical Indépendant".

Pour faire pièce au "Comité", un nouveau parti est alors crée, composé d'hommes qui n'avaient pasparticipé à la gestion Sauvan  et de quelques rescapés de l'ancienne municipalité dont certains devaient d'ailleurs se retirer avant les élections. Ce nouveau parti, intitulé "Groupe Indépendant", présente un programme électoral en quatorze points qui pille sans vergogne celui de La Véritédont le numéro 9, du 16 mars, publiant le programme adverse, l'assortit de commentaires appropriés qui ne manquent pas de sel, et présente la liste du "Groupe Indépendant" comme un amalgame contre nature d'hommes de l'ancienne municipalité et d'hommes nouveaux, prophétisant avec justesse : " Nous constatons en présence de ces noms une désagrégation qui se poursuit et ne fait que commencer. Au 24 mars la plupart de ces candidats se seront désunis complètement". (178)

La décision du gouverneur de repousser les élections municipales au-delà d'un mois après la dissolution du Conseil a eu, entre autres conséquences, celle de prolonger l'existence de La Vérité. Ses rédacteurs annoncent dans le numéro 6 que le journal continuera de paraître et dorénavant servira des abonnements ; un entrefilet dissipe tout doute que pourrait éprouver le lecteur à cet égard en proclamant une consolidation du journal par la fondation d'une "Société anonyme au capital de 5 000 F..."

Malgré tout, la contre-offensive soutenue par le gouverneur réussit et, le 24 mars, aucun des candidats du "Comité"n'est élu ; bien plus, une manœuvre de dernière heure, "une affiche calomnieuse placardée dans la ville" (179) , oblige Charles-Michel Simon à retirer sa candidature. Le numéro 11 de La Vérité  commente amèrement ces résultats dont le rédacteur rend responsable la corruption dans un article intitulé Sa majesté l'argent. (180)

L'article se termine par un appel aux électeurs afin qu'ils votent, le 31, pour la liste radicale. Appel partiellement entendu puisque Berthier et Bourdinat  sont élus, ce qui satisfait finalement le "Comité". (181)

La fin de la période des élections municipales marque le terme d'une première partie de l'histoire de La Vérité (182). Le début de la seconde partie est marqué par un changement de gérant, l'un des rédacteurs, Georges Piel, remplace J. Barotte  à ce poste, le journal devient bihebdomadaire, son registre critique s'étend et il prépare de loin les élections qui doivent avoir lieu fin septembre, début octobre, pour le renouvellement partiel du Conseil général.

Sans oublier de réclamer régulièrement la vérification et la publication des comptes de la conduite d'eau et de la gestion de l'ancienne municipalité, rapport d'enquête auquel est consacré le numéro 25 de La Vérité, le journal pose des questions de caractère secondaire et met à jour certains faits scandaleux dont le plus développé concerne une affaire de détournements de fonds par le chef du service de l'Enregistrement. (183)

Mais surtout, la rédaction de La Vérité  attaque quelques-unes des puissances d'argent et des institutions de la colonie :

- Les éleveurs, considérés comme de riches bourgeois à l'échelle de la Nouvelle-Calédonie, dont les combinaisons ont permis l'enrichissement au détriment des consommateurs. (184)

- Les "trafiquants de chair humaine"qui introduisent dans la colonie des travailleurs néo-hébridais ou asiatiques livrés par contrats à des engagistes à la recherche d'une main-d'œuvre à bon marché, lésant ainsi les ouvriers blancs dont la misère est telle que leurs délégations se succèdent en audiences auprès du Gouverneur pour obtenir du travail et des secours. (185)

- Pour la première fois un jugement sévère est porté sur la colonisation organisée par le gouverneur Feillet  à qui il est reproché d'introduire dans la colonie en pleine crise de l'emploi des colons qui n'ont rien de paysans et que l'on casera selon le bon vouloir du gouverneur ou de quelque haute personnalité de l'administration locale (186), laquelle n'est pas oubliée dans le chapelet bihebdomadaire des critiques de La Vérité.

- Dès le numéro 17 enfin, c'est le Conseil général que La Vérité  souhaiterait voir réformer. Une campagne électorale étant sur le point de s'amorcer, Charles-Michel Simon, en tant que conseiller général, se propose de présenter au cours de la prochaine séance du Conseil une proposition de dissolution parce que "le nombre de seize membres n'est plus en rapport (...) avec la population de la colonie qui a augmenté depuis dix ans"; Charles-Michel Simon  demande pour le Conseil général vingt et un membres, le scrutin de liste et un président sans voix prépondérante. (187)

La proposition de Charles-Michel Simon, repoussée par le Conseil général, devait être reprise à la fin du mois de mai, par le même en ce qui concerne la dissolution et par le conseiller Moncassin  quant au scrutin de liste "rendu nécessaire pour faire cesser les trafics d'influence et disparaître du Conseil général la prédominance des intérêts particuliers". (188)

Au mois de mai, le caractère de journal d'opposition de La Vérité  s'affirme encore davantage. En même temps qu'une rubrique de doctrine et d'histoire du socialisme paraît régulièrement sous la signature d'Octave Moulin, les attaques directes contre le gouverneur se font plus nombreuses, plus incisives aussi. Dans le numéro 22 du 18 mai, pour la première fois le chef de la colonie est pris comme tête de turc dans un dialogue burlesque avec son employé Léon (189). Ces "conversations"irrespectueuses devaient paraître par la suite avec une régularité de plus en plus soutenue, en troisième page, sous le titre "Au Gouvernement".

À partir du numéro 27, du 5 juin, Pierre Mahoux remplace Georges Piel  comme gérant du journal. Un conflit a éclaté entre les deux principaux rédacteurs de La Vérité, Jules Durand et Georges Piel, sans doute à cause de, cette orientation d'opposant de plus en plus systématique à la personne du gouverneur que le journal était en train de prendre. Les rapports entre La Vérité et Georges Piel  cessèrent à tel point que, non seulement plus aucun article de ce rédacteur ne fut publiée dans les colonnes du journal, mais en plus, la publicité qui y était faite pour Georges Piel, "chimiste", en disparut définitivement. (190)

Ce nouveau changement de gérant concrétise l'entrée de La Vérité  dans la troisième phase de son histoire, celle de l'anti-feilletisme à tous propos. Le journal est devenu l'arme de Jules Durand contre le gouverneur dont il est, écrira-t-il plus tard, "le premier à avoir découvert la personnalité profonde et présagé qu'il serait un homme des plus néfastes pour la colonie".

Il n'est pas de numéro de La Vérité  qui ne porte alors une botte au chef de la colonie. La rubrique "Au Gouvernement"se corse : jouant du nom du gouverneur et de son cheval de bataille pour la colonisation, les plantations de café, l'auteur (Jules Durand, mais il ne signe pas ces dialogues parodiques) remplace l'initiale "P"du prénom du gouverneur par la lettre "K", donnant au lecteur ce doublé phonétiquement caricatural qu'est "K. Feillet".

Le conflit entre Jules Durand  et le gouverneur atteint un point de non-retour le 14 juillet. Le soir de ce jour de fête, le rédacteur de La Vérité  se rend au bal du Gouvernement, salue le gouverneur, puis gagne le buffet et demande... "une tasse de café". La provocation était aussi évidente qu'anodine, le gouverneur aurait pu l'ignorer ou en sourire. Ce n'était pas dans son caractère et il fit sur le champ expulser le provocateur. Le numéro 39 de La Vérité, qui paraît le 17 juillet et présente l'affaire à travers la plume de son rédacteur en chef, est l'un des plus savoureux de la collection. (191)

Par la suite, l'agressivité de Jules Durand envers le chef de la colonie l'entraîne à reprendre une thèse antisémite due à Édouard Drumont concernant les ancêtres du président du Sénat, Challemel-Lacour, protecteur de Paul Feillet  dont il était proche parent (192) . Il est probable que devant les proportions que prenait l'affaire, les actionnaires, ont alors refusé de soutenir le trop agressif rédacteur dans un conflit qui risquait d'attirer sur eux l'ire du gouverneur. Ne disposant pas d'imprimerie, sans autre secours financier que celui d'une publicité squelettique par rapport à celle de ses confrères, La Vérité  ne pouvait couvrir ses frais de publication et, sans avertissement, cessa de paraître après le numéro 44, du 3 août 1895.

On peut penser que j'ai insisté avec excès sur l'histoire agitée d'un journal somme toute pas très important si l'on considère seulement qu'il n'eut que quarante-quatre numéros et sept mois d'existence.

Pour ma part, je pense que la publication de La Vérité, représente un véritable événement pour l'histoire de la Nouvelle-Calédonie durant la longue période où la colonie fut placée sous l'autorité de Paul Feillet. Comme journal d'opposition, La Vérité  se place dans la lignée directe des publications qui, depuis les feuilles de Locamus  jusqu'à La Bataille, avaient auparavant fustigé sans ménagements les divers aspects de l'affairisme colonial en Nouvelle-Calédonie et s'étaient dressées en contre-pouvoir pour la défense des libertés démocratiques, contre les abus d'autorité de certains gouverneurs. Mais plus rapidement et de façon à la fois plus dense et plus ample qu'aucun des confrères qui l'avaient précédée dans cette voie, La Vérité révèle dans ses colonnes tout un faisceau de forces qui s'opposent et se combinent en Nouvelle-Calédonie en ces premiers temps du gouvernement de Paul Feillet, contre qui elle fut le point de départ d'un mouvement de refus d'une vigueur à la mesure de la personnalité de ce très autoritaire et actif gouverneur.

Initiatrice de toute une politique d'opposition au gouverneur Feillet, hostile "aux grands et exploiteurs de tous poils" (193), La Vérité  fut également à l'origine d'un style dont la modernité influença la presse calédonienne au point d'inspirer diverses tentatives d'imitation mais dans le but tout à fait inverse de défendre la politique de colonisation de Paul Feillet.

 

3 - La volte-face de La France Australe.

 

Après le 3 août 1895, il n'y a plus, pendant quelques mois, d'opposition publique au gouverneur. Tout est calme dans les sphères de la presse calédonienne qui donne cependant le jour à l'une de ces feuilles éphémères dont on trouve de si nombreux exemples dans son histoire. Son titre est La Lumière. Livré au public pour la première fois le 19 septembre, il est signalé dès le 28 que ce journal a déjà cesse de paraître. On n'en sait donc vraiment que très peu de chose : l'un de ses articles qui reproche au conseiller général Alinant de Dollon d'être un clérical, désigne cette feuille comme un essai manqué de journal électoral fondé en vue des scrutins du 28 septembre et du 20 octobre.

Ce fut peut-être une première tentative inspirée par l'exemple de La Vérité, mais Jules Durand et Pierre Mahoux  font paraître une annonce par laquelle ils se défendent de participer à sa rédaction.

Rien de plus tranquille que ces élections pour le renouvellement partiel du Conseil général. Aucun affrontement dans les journaux, pas de déclarations fracassantes, pas de promesses électorales... À peine un seul nuage susceptible de troubler l'avenir est-il signalé par La Calédonie  : le programme des candidats qui restent en présence à la veille des élections est le même et il est mauvais car il parait susceptible d'opérer une scission entre le chef-lieu et la brousse. Quant à La France Australe, elle se contente d'évoquer les problèmes posés par la situation difficile dans laquelle se trouve la colonie et que les futurs élus devront contribuer à résoudre

Depuis le départ du gouverneur Picquié, La France Australe  s'était montrée très conciliante envers l'autorité supérieure. Édouard Bridon  avait bien été un peu déçu de ne pas obtenir du nouveau gouverneur titulaire qu'il favorisât la combinaison relative au service des transmissions télégraphiques imaginée par le directeur de l'Intérieur Léon Gauharou, lorsqu'il assurait l'intérim du gouvernement, ce qui aurait placé son journal sur un pied d'égalité avec La Calédonie  en ce qui concernait la publication des "câblegrammes" (194), mais il avait depuis trouvé une compensation à cela quand le gouverneur Feillet  avait apporté son appui à la municipalité Sauvanque La France Australedéfendait de son mieux contre les agressions de ses deux confrères. Aussi ce journal avait-il pris, tout au long de l'année 1895 et l'on peut dire en toutes circonstances, le parti du gouverneur. Édouard Bridon  voyait en lui un homme "droit" (195), qui poursuivait "avec énergie son œuvre de relèvement" (196) ; il s'était indigné en ces termes de l'attitude de Jules Durand  au bal du Gouvernement le soir du 14 juillet :

 

"...Non contents d'insulter par leur seule présence le Chef de la Colonie, sur lequel ils s'essaient à baver tous les jours, ils se sont introduits chez lui et s'y sont conduits comme des goujats.

Sans même saluer les maîtres de la maison ils sont allés tout droit au buffet. C'est là que M. le Gouverneur les a aperçus (...).

Il est allé droit à eux et leur a fait comprendre que leur place n'était pas là.

Il les a carrément chassés et il a bien fait. Quand la nouvelle de cette exécution s'est répandue dans les salons, tout le monde a crié : Bravo ! Il est temps en effet d'en finir avec cette tourbe." (197)

 

Or, avant de s'en prendre directement au chef de la colonie, dans La Vérité  bien plus que dans les réunions publiques, Jules Durand  avait utilisé sa plume contre le directeur de l'Intérieur, Léon Gauharou, en qui il voyait "l'homme néfaste de la colonie", le mauvais conseiller du gouverneur. Si, comme nous l'avons vu, tous les actes du gouverneur Feillet  trouvent grâce aux yeux d'ÉdouardBridon, il y a une limite chronologique à cela c'est le mois de mars 1896, époque à laquelle Léon Gauharou  est mis à la retraite "sans crier gare et sans même lui laisser la possibilité de s'expliquer" (198). Cette mesure émanait de Paris, mais la responsabilité en incombait au gouverneur qui n'avait pas confiance en son directeur de l'Intérieur pour le remplacer comme chef de la colonie lors d'un prévisible intérim prochain.

Dès lors, dans les colonnes de La France Australe, le ton change quand il est question du gouverneur. Sa perspicacité est mise en doute, il est trop sûr de lui et n'écoute pas les bons conseils ; il reste bien entendu le premier personnage de la colonie mais, chose qui ne se produisait jamais auparavant, il arrive à Édouard Bridon  de passer son titre officiel sous silence et d'écrire "M. Feillet" lorsqu'il commente sans complaisance les actes du gouverneur (199). Allant plus loin, ÉdouardBridon  en arrive à écrire qu'il voit en lui un "Gouverneur circonvenu par des amitiés compromettantes et décidé à n'avoir d'autre règle de gouvernement que sa volonté, le plus souvent mal éclairée, mal inspirée". (200)

Il ne s'agissait encore que de reproches présentés sur un mode assez courtois qui mettaient en cause surtout le discernement avec lequel le gouverneur choisissait ses amis, ses conseillers. Mais durant l'absence du gouverneur titulaire, parti en métropole où il demeura toute une année pour raison de santé, alors que le commissaire colonial Le Fol  assumait les fonctions de gouverneur intérimaire, La France Australe  évolua vers une attitude franchement hostile à l'égard de Paul Feillet, allant jusqu'à le rendre responsable des désordres survenus dans la colonie et émettre dans ses colonnes le vœu qu'il ne revînt jamais en Nouvelle-Calédonie. (201)

Les raisons publiquement affichées de ce changement d'attitude nous sont apparues au nombre de trois, qui s'imbriquent et se complètent.

- Le gouverneur p.i. s'était engagé à "continuer l'œuvre" de Paul Feillet, il considérait comme son devoir de "suivre de point en point les instructions"qu'il lui avait laissées "en ce qui concerne, la colonisation de la Nouvelle-Calédonie par l'élément libre" (202). Mais Le Fol n'avait pas le prestige d'un gouverneur titulaire ni la personnalité qui lui aurait permis de subjuguer les adversaires de la politique de Paul Feillet lesquels semblent avoir pensé qu'il ne reviendrait pas.

- Le Conseil général et le Conseil municipal de Nouméa ayant été successivement dissous, les élections furent dans les deux cas gagnées par des opposants au gouverneur Feillet  qui firent ressortir des aspects de sa politique de colonisation qu'il était facile de présenter comme pervers : spoliation des canaques à qui l'on avait enlevé des terres plantées de cocotiers sans indemnisation suffisantes (203) ; mise en concession de libérés sur des terres destinées à la colonisation par des immigrants libres. (204)

- Des journaux, fondés pour soutenir aux élections les candidats feilletistes avec le maximum d'efficacité, adoptèrent un ton agressif sur lequel ÉdouardBridon  fut, par tempérament, conduit à renchérir.

 

4 - Les nouveaux journaux en 1896 et 1897.

 

Le premier à paraître des journaux que l'exemple de La Vérité  a pu inspirer s'intitulait La Liberté Néo-Calédonienne. Je dirai tout de suite que la comparaison entre ces deux feuilles tourne en tous points et de très loin à l'avantage de la première, à tel point que je n'aurais pas imaginé d'établir un rapprochement entre elles si cela n'avait été fait par un rédacteur anonyme dans les colonnes de La France Australe. (205)

 

Comme son prétendu modèle, La Liberté Néo-Calédonienneest un journal fondé pour les besoins d'une élection : le premier numéro paraît le 2 mai 1896 alors que l'on doit procéder au vote pour le renouvellement du Conseil municipal de Nouméa, les 3 et 10 mai ; en seconde page, La Liberté Néo-Calédoniennese présente comme le porte-parole d'un "Comité Républicain Progressiste"dont elle publie le programme en dix points. La ressemblance ne va pas plus loin : La Liberté Néo-Calédonienneest un journal feilletiste, qui se réclame très ouvertement de la Franc-maçonnerie et qui mène campagne contre la Mission et les journaux considérés comme cléricaux, c'est-à-dire La France Australeet L'Écho de la France Catholique.

Les articles ne sont pas signés, seul le nom du gérant, Ernest Curé, est connu. Lors d'un premier procès intenté par Édouard Bridon à La Liberté Néo-Calédonienne, pour diffamation, Jean Oulès,- directeur de l'Imprimerie Calédonienne qui imprime le journal et dont Ernest Curé est un employé,- est considéré, malgré ses protestations, comme responsable de la publication. Au cours d'un procès ultérieur où cinq pères de la Mission sont partie plaignante, pour diffamation et injures, c'est James Dezarnauldscette fois qui est désigné comme propriétaire du journal.

La Liberté Néo-Calédonienne, qui s'intitule "Journal Républicain Progressiste", défend peut-être des idées progressistes pour l'époque mais, ce qui est sûr, avec peu de moyens et des moyens rétrogrades. Sa rédaction, anonyme comme je l'ai signalé, devait être en fin de compte si réduite qu'elle n'aurait même pas pu venir à bout de la mise en forme d'un numéro hebdomadaire. Aussi, dès le début, inaugure-t-elle un système qui consiste à reproduire de vieux articles de la presse locale, assortis ou non de commentaires complémentaires (206). Le procédé, quoique motivé par un rédacteur (207), est peu sympathique et limite considérablement l'intérêt du journal. Il eut par ailleurs, des conséquences malheureuses pour La LibertéNéo-Calédonienneet le parti dont elle prétendait défendre les idées :

- D'une part, Édouard Bridon, mis en cause par la reproduction d'un ancien article du Colon, put contraindre La Liberté Néo-Calédonienneà reproduire la réponse qu'en d'autres temps il avait faite dans les colonnes de L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie;

- D'autre part, ce vieux renard de la presse néo-calédonienne utilisa cette "rétrospective"que l'on peut qualifier de maladroite, pour faire un rapprochement tout à son avantage, auquel il ne semble pas avoir pensé auparavant, en établissant une similitude de fait entre la situation de 1889 et celle de 1896, entre le gouverneur Pardon et le gouverneur Feillet;

- Enfin, ce sont des extraits du Moniteurrelatant l'affaire de Pouébo, en 1866-67, longuement commentés sur un mode fortement orienté contre la Mission, qui valurent à La Liberté Néo-Calédoniennele procès qui fut cause de sa disparition après seulement vingt et un numéros.

C'est seulement par ces violentes attaques contre la Mission que ce journal devait laisser une certaine empreinte dans la colonie, en réveillant et en attisant l'antagonisme entre partisans de la Mission et partisans de la Loge. Ce vieux dualisme qui s'était sensiblement atténué depuis que la colonie était administrée par des gouverneurs civils, était ainsi remis à la mode et permettait d'étiqueter de façon simpliste les deux partis qui se dressaient l'un contre l'autre à une époque où l'on ne disait pas encore "feilletiste"et "anti-feilletiste".

Le Conseil général ayant été dissous le 30 juillet, des élections eurent lieu en septembre et La Liberté Néo-Calédonienne cessa de paraître vingt jours après le second tour de scrutin.

Auparavant un autre journal avait été fondé pour soutenir devant les électeurs les candidats qui se réclamaient de la politique du gouverneur absent. Son titre reproduisait celui du dernier journal de Locamus, Le Radical, moins sans doute par souci de faire allusion à une quelconque filiation de ce côté (208), que pour exprimer que ce nouveau journal représentait dans la colonie un courant politique bien connu qui s'était nettement affirmé en métropole depuis 1892.

Ce nouveau journal est nettement supérieur à La Liberté Néo-Calédonienne. Une comparaison avec La Vérité fait ressortir de bien plus grandes similitudes : Le Radical est un journal lancé à l'occasion d'une période électorale ; il défend les couleurs d'un parti, à tel point que le programme du "Comité Républicain Radical"et le programme du journal semblent confondus (209) ; il est financé par Charles-Michel Simon ; après avoir failli disparaître et n'avoir été qu'une éphémère feuille électorale, Le Radical, dont la publication fut interrompue pendant un mois après le numéro 9, reparut et dura jusqu'à la fin de décembre 1897.

Soutien politique du gouverneur Feillet, Le Radical publie des articles polémiques sur un mode très direct, sans s'embarrasser de délicatesses et il s'attache l'un des anciens rédacteurs de La Vérité, Georges Piel.

Cette entrée de Georges Piel au Radical s'opère de façon certaine à partir du numéro 10 où commence une série d'articles portant sa signature. Intitulés Etudes géologiques, modestement placés en troisième page, ils sont tout à fait étrangers à la politique (210) ; mais par la suite, Georges Piel devient l'un des principaux rédacteurs des articles de fond, dirigés contre la Mission, le Conseil général et le Conseil municipal de Nouméa alors à majorités anti-feilletistes.

Ce numéro 10 du Radical doit d'ailleurs être considéré comme le véritable premier numéro du journal dont la publication s'achève en décembre 1897 ; les huit premières livraisons constituent une collection véritablement à part d'un journal, édité pour les besoins d'une élection ; le numéro 9 est déjà différent, le journal, alors trihebdomadaire n'a paru qu'une fois cette semaine-là, on a peut-être songé à le faire disparaître, laissant à La Liberté Néo-Calédoniennele soin de mener le combat contre les cléricaux. La Liberté Néo-Calédonienne ayant paru pour la dernière fois le 19 septembre, Le Radical, ressuscité le 24, prenait le relais.

La première page du numéro 10 contient essentiellement un article-programme adressé Au public, c'est sous ce titre qu'il paraît. Ce programme comporte deux parties : la première, de loin la plus longue, définit une politique et la seconde énumère les aspects économiques de la colonie auxquels Le Radical consacrera surtout son attention, c'est à savoir l'agriculture, les mines, le commerce.

Après avoir expliqué que le résultat des élections au Conseil général avait convaincu "les organisateurs de la résistance au parti de l'accaparement du pays par la Mission et ses adeptes (...) que pour tenir tête à la gent cléricale il fallait une campagne de longue haleine ; il fallait un travail persévérant et soutenu, pour ramener l'opinion publique, égarée un moment, aux vraies traditions républicaines", le rédacteur annonce que dans ce but, depuis les élections, ont été constitués les éléments permettant d'engager une longue lutte et de la mener à bien : "le nerf de la guerre et une organisation solide".

Ce programme, est-il dit, ne renie pas celui que l'on pouvait lire dans le premier numéro et dont le caractère essentiel tient en ces termes : "la guerre aux faux républicains".

Les précisions données ensuite indiquent la détermination de l'équipe du Radical de soutenir la politique du gouverneur Feillet "qui a su imprimer au mouvement colonisateur la vigueur que chacun est obligé de reconnaître"; les indigènes doivent posséder ce qui, leur est nécessaire mais sous aucun prétexte continuer à jouir aux dépens de tous "de terrains qui leur sont inutiles et dont ils ne font rien".

Ce que veut le journal, c'est que le pays devienne une colonie de peuplement dans laquelle il se chargera de défendre les intérêts des travailleurs, de ceux qui produisent, colons et ouvriers, contre les spéculateurs et l'institution qui fait qu'en Nouvelle-Calédonie, privé de travail, "l'homme libre meurt d'inanition et le criminel regorge de tout".

L'ensemble de ce programme contient un très grand nombre d'expressions belliqueuses : "campagne", au sens militaire du terme, "guerre", "il entre dans la lice", "nous combattrons"(plusieurs fois), "anéantissement", "nous défendrons", "attaques", etc...

Cependant Le Radical n'est pas présenté comme un journal de combat mais comme le journal d'un parti, "parti le plus fort de la colonie, parti républicain, un instant désuni faute d'organe libre, mais sur le point de se ressaisir".(211)

En fait, ce journal devait être dans la polémique le plus violent et le plus agressif de l'histoire de la presse calédonienne du XIXème siècle, conjointement à La France Australe de la même époque dans laquelle Édouard Bridon, pour rendre coup pour coup adopta une manière de faire comparable. (212)

Georges Piel étant rédacteur au Radical, les autres anciens journalistes de La Vérité se trouvent lancés dans la politique dans le camp opposé : Pierre Mahoux anime le "Comité Socialiste", falote survivance de la troisième force que l'on avait tenté de créer en 1895, et Jules Durand, l'initiateur du mouvement d'opposition à la personne du gouverneur Feillet autant qu'à sa politique, est élu conseiller général dans la quatrième circonscription, celle de Bourail, Ponérihouen et Houaïlou, en août 1896, puis conseiller municipal de Nouméa et second adjoint au maire, en décembre. Il consacre alors l'essentiel de son temps à ses nouvelles fonctions, déployant une très grande activité aussi bien, au Conseil général qu'à la Municipalité et il ne revient à la presse qu'après le retour du gouverneur Feillet, arrivé à Nouméa le 2 juin 1897.

Le 6 juillet, paraissait La Lanterne, "par Jules Durand", petit opuscule tiré à l'Imprimerie de La France Australe, constitué de quatorze pages de 21x13,5 cm, cousues comme un cahier d'écolier dans une couverture verte en papier fort.

Annoncée en termes ironiques par Le Radical du 3 juillet 1897 (213), La Lanterne avait pour unique objectif de combattre le gouverneur Feilletet les journaux de son parti, notamment Le Radical et Le Furet.(214)

Les termes employés dans La Lanterneauraient paru trop violents aux amis de Jules Durand qui sur leur avis en aurait suspendu la publication en septembre, à l'occasion de l'ouverture de la campagne pour l'élection du délégué de la colonie. C'est du moins l'hypothèse que l'on trouve dans les colonnes du Radical et qu'il faut donc envisager avec réserve. (215)

Toujours selon Le Radical, Jules Durand écrirait alors dans La France Australe sous le pseudonyme de, "Curieux". Si ces suppositions du Radical sont exactes, il faudrait voir dans le succès du candidat officiel, élu délégué, la cause de la réapparition de La Lanterne à la mi-décembre dans le but avoué de soutenir par tous les moyens les candidats de l'opposition aux élections partielles au Conseil général.

Durant un peu plus de deux années pleines, de juin 1896 à septembre 1898, l'agitation politique et la polémique de presse sont à leur paroxysme à Nouméa. On s'insulte dans les réunions électorales, dans la, rue, dans les journaux, on s'agresse sur la place, dans les cafés, on envoie ses témoins... Mais on en vient alors rarement à la rencontre sur le pré, comme si, ayant conscience de l'exaspération des passions, les adversaires avaient craint que le face à face l'arme à la main ne devînt trop sérieux.

Par contre, les procès de presse, plutôt rares auparavant, se multiplient. Il est vrai qu'il y a matière à plaider dans les colonnes des journaux de la colonie, plus que jamais. Cependant le procès de presse a également été utilisé dans le but de détruire un adversaire : La Calédonie et La France Australe y ont résisté, La Liberté Néo-Calédonienne et Le Radical y ont succombé. (216)

Dans ce climat de violence il y a eu tout de même une oasis de tranquillité : le 2 octobre 1895, La France Australe annonçait la publication par sa collaboratrice "Viviane"d'un "journal littéraire et mondain, non exclusivement, mais spécialement consacré à l'élément féminin". Ce périodique, qui s'intitulerait La Revue Hebdomadaire, devait paraître chaque samedi et contiendrait des événements de la semaine, les "Échos mondains", une "Variété", une "Causerie du docteur", une "Revue de la mode" coïncidant avec l'arrivée du courrier et des articles concernant "Sport et vélocipédie qui intéressent si fort (...) la partie masculine du pays".

Le but de "Viviane" se résumait en une formule : "Instruire en amusant, intéresser sans fatigue..." Mais il fallait des appuis pour mener cette œuvre à bien et La Revue Hebdomadaire ne devait paraître que lorsqu'un nombre suffisant d'abonnés se seraient fait inscrire.

L'annonce était accompagnée d'un bulletin d'abonnement mais peu nombreux furent les souscripteurs. L'Imprimerie de la France Australe ne pouvant, pour des raisons que j'ignore, imprimer la nouvelle revue, et l'Imprimerie Calédonienne ayant demandé un prix trop élevé, "Viviane" dut attendre le 6 juillet 1896 pour faire paraître le premier numéro le son hebdomadaire.

"Viviane" était le pseudonyme de Noëlie Vidal, veuve d'un capitaine au long cours, Venancio Albo, décédé à Nouméa en 1889. Aidée de sa fille, "Viviane" publia, La Revue Hebdomadaire jusqu'en 1909. Il n'est pas d'exemple de longévité comparable pour une publication de ce genre en Nouvelle-Calédonie il est regrettable que la collection de La Revue Hebdomadaire n'ait pas été conservée, surtout pour les relations des événements mondains qu'elle contenait. Je n'ai eu en main qu'un seul exemplaire, provenant d'une collection privée, il date du 19 juillet 1904 et se présente sous la forme d'une feuille de huit pages numérotées de façon continue : deux d'entre elles sont consacrées à la publicité, les autres contiennent un feuilleton, une Variété et, sous le titre Échos mondains, le récit des festivités du 14 juillet à Nouméa que "Viviane" fait à ses lecteurs dans un style quelque peu précieux où abondent les descriptions de détail concernant les toilettes des dames.

 

5 - Le triomphe du gouverneur Feillet.

 

Deux journaux, La Liberté Néo-Calédonienne et surtout Le Radical, portent en grande partie la responsabilité de la véritable guerre de presse qui s'est développée de 1896 à 1899 entre les partisans du gouverneur, de la politique de colonisation qu'il avait entreprise, et ses opposants, assimilés avec plus ou moins de raison aux cléricaux par des journaux qui contribuèrent largement à attiser les passions rivales. Plus que jamais auparavant la presse est alors politisée et débouche de toute façon sur des comportements passionnés ; même L'Écho de la France Catholique, même La Calédonie,- dont Jean Oulès qui part pour la France en juin 1897 confie la direction à Diomède Tommasini,- perdent la sérénité de leur expression, entrent dans les querelles politiques en des termes qu'ils réprouvaient auparavant et n'auraient jamais utilisés si l'atmosphère générale ne s'était ainsi dégradée.

Depuis 1895, l'opposition entre "cléricaux"et "feilletistes"s'est peu à peu doublée de caractères oppositionnels surimposés dont la presse est responsable en grande partie. On trouve ainsi la "ville" opposée à la "brousse", les "commerçants" opposés aux "colons", les "réactionnaires" opposés aux "républicains sincères", les "patriotes" opposés aux "cosmo", etc... Chaque terme se rapportant à l'un ou à l'autre des partis qui s'accusaient mutuellement d'être "ennemi de la colonisation". (217)

À son retour de métropole, le gouverneur Feillet trouvait donc une colonie dans un état de grande et malsaine agitation où la situation durant son année d'absence avait évolué contre lui : le Conseil général et le Conseil municipal de Nouméa étaient constitués en majorité d'opposants, La France Australe était devenu un journal d'opposition, l'opinion était divisée et la situation économique, aussi bien de la colonie que de Nouméa, n'était pas brillante.

Il fallut à Paul Feillet plus d'un an et l'utilisation de procédés à la limite de la légalité pour retourner la situation à son avantage.

C'est à propos des diverses élections que tout s'est joué. La première, qui devait servir de test et engager la politique du gouverneur, eut lieu en octobre 1897, il fallait désigner un nouveau délégué de la colonie.

 

"Deux candidats se trouvaient en présence : MM. De DOLLON, candidat des Républicains Indépendants, et Louis SIMON, candidat officiel de l'Administration". (218)

 

Les tentatives pour faire échouer le candidat de l'opposition auraient été nombreuses et variées, du genre de celles utilisées habituellement : "petit verre sur le zinc", "pièce de cent sous", action sur les moyens de transport, etc… Une nouveauté cependant, l'intervention personnelle du gouverneur :

 

"Le Comité de l'assiette au beurre alias républicain avait installé près de la Mairie, dans le local de l'ancienne imprimerie Lomont, un bureau de pointage, en réalité un buffet-débit abondamment approvisionné, où les électeurs arrêtés au passage par les membres du Comité, étaient abreuvés à l'œil et endoctrinés par le Chef de la Colonie en personne." (219)

 

Louis Simon, pourtant absent de la colonie, fut élu. La méthode s'étant révélée satisfaisante, le siège des deux assemblées en place à Nouméa est entrepris.

Au début, tout n'alla pas sans difficultés. Prenant prétexte de détournements de fonds opérés par un employé municipal, le gouverneur suspend le maire Louis Audrain. (220)

Toutefois, la Mairie reste à l'opposition, les deux adjoints Loiseau et Durand n'étant pas précisément des sympathisants du gouverneur et les élections partielles qui se déroulent le 27 février amenant à la première magistrature de la ville un opposant notoire, l'avocat Paul Guiraud. (221)

Une autre élection pour remplacer deux conseillers avait eu lieu les 26 décembre et 16 janvier, elle n'avait été qu'un demi succès pour chaque parti car, si Paul Guiraud avait été élu au chef-lieu, Constant Caulry, "candidat de la colonisation", avait été élu à Bourail.

Durant cette période électorale, un véritable coup monté fut organisé contre Jules Durand. Rédacteur de La Lanterne, conseiller général, adjoint au maire de Nouméa, chef du parti socialiste en Nouvelle-Calédonie, Jules Durand était certainement l'adversaire le plus acharné du gouverneur Feillet. Il fut arrêté le 23 décembre sous l'inculpation d'abus de confiance. Libéré sous caution le jour même, Jules Durand passait en jugement le 27 mai 1898 et son accusateur ne s'étant pas présenté, il fut mis hors de cause par le tribunal.

Le 27 mai 1898, un décret portant modification dans le nombre des circonscriptions électorales de la colonie et prescrivant le renouvellement intégral du Conseil général, les électeurs furent convoqués pour se rendre aux urnes les 4 et 11 septembre. Entre-temps, une tournée de plus d'un mois à travers la brousse avait permis au gouverneur d'assurer au mieux les faveurs de l'électorat aux candidats à sa dévotion.

Au premier tour de scrutin, le parti gouvernemental eut quinze élus contre deux à l'opposition. Après le second tour, le nouveau Conseil général se trouva constitué de dix-sept "feilletistes" et de seulement d'eux opposants.

La presse engagée qui se trouvait alors pratiquement réduite aux deux grands quotidiens rivaux, apprécia tout naturellement ces résultats suivant des points de vue différents. On lit dans La France Australe :

 

"Le 4 septembre 1898 sera pour notre colonie à la fois la date la plus douloureuse et la plus honteuse de son histoire (…).

Opprimée, trompée, égarée, la colonie a voulu un maître, elle l'a ! Elle a voulu une Assemblée compacte aux ordres de ce Maître, elle l'a !" (222)

 

Tandis que le rédacteur de La Calédonie écrit :

 

"Le parti de la République, le parti de l'ordre et du travail, le parti de la colonisation, a remporté une éclatante victoire.

La faction réactionnaire, qui n'avait, nous l'avons toujours dit, qu'une existence factice, s'est écroulée sous la réprobation du suffrage universel." (223)

 

Et dans les jours et les semaines qui suivirent, préparant l'étape suivante, La Calédonie se mit à réclamer la démission ou la dissolution du Conseil municipal, dernier bastion de l'opposition. (224)

Prenant prétexte que le nouveau maire de Nouméa est également l'avocat de l'entrepreneur Pritchard qui a engagé un procès contre la ville, et pour suivre un vœu émis par le Conseil général, le gouverneur demande au ministre la révocation de Paul Guiraud de ses fonctions de maire puis prononce la dissolution du Conseil municipal le 9 janvier. (225)

Datée de Paris le 4 janvier 1899, la révocation ministérielle ne fut communiquée à l'intéressé que le 21 mars. Entre-temps les élections municipales avaient eu lieu. En cette circonstance, la participation des fonctionnaires au scrutin a, paraît-il, été massive, bien plus importante que d'habitude en tout cas, soumis qu'ils étaient aux pressions de leurs chefs, c'est du moins ce qu'a prétendu l'opposition. Un seul tour de scrutin avait suffi : les quinze candidats de la liste "feilletiste"devançant largement les candidats de l'opposition, avec des majorités de voix suffisantes, avaient tous été élus. (D29)