UN HOBBIT EN NOUVELLE CALEDONIE ?

 

Lorsque je suis revenu en Nouvelle-Calédonie, le 30 août 1988 exactement, l'une de mes premières visites a été pour Bernard Brou avec qui j'étais resté en contact épistolaire depuis mon départ de Bourail.

 

Me mettant au courant de l'actualité des activités de la Société d'Etudes Historiques de la Nouvelle-Calédonie (SEHNC), il s'attarda notamment sur la découverte d'une grotte dont on lui avait fait part, dans laquelle reposaient des restes humains anciens, de toute évidence une "tombe" kanake d'avant l'évangélisation ; mais ce qu'il y avait de remarquable c'est que parmi des ossements qui n'avaient rien de particulier se trouvait, lui avait-on dit, un squelette qui paraissait avoir appartenu à un individu d'une taille beaucoup plus petite que la normale.

 

Étant lui-même très occupé à Nouméa et la grotte en question se situant dans le nord, il me demanda si cela m'intéressait de me rendre sur les lieux à sa place afin de voir s'il s'agissait de quelque chose d'assez intéressant pour faire l'objet d'un article dans un Bulletin de la SEHNC.

 

Comme j'avais justement en projet de me rendre à Bourail afin de revoir des amis que j'y avais laissés huit ans auparavant, j'acceptai : pousser jusqu'à Koumac, faire un peu de marche en brousse, visiter une grotte susceptible de constituer un site archéologique… Je ne pouvais espérer meilleur programme pour une reprise de contact avec le "Caillou".

 

Quelques jours plus tard, chez Bernard Brou encore, nous étions réunis à trois pour mettre au point la petite expédition. En cette occasion, je rencontrai pour la première fois quelqu'un que je connaissais alors seulement de nom, qui est devenu un ami au cours des mois qui ont suivi, avec qui j'ai malheureusement perdu contact depuis ; il était alors jeune professeur dans l'enseignement privé, auteur d'une importante thèse d'histoire non encore éditée à l'époque.

 

C'est ainsi qu'un samedi matin de septembre, je le retrouvai devant l'église de Koumac où nous avions fixé notre rendez-vous. Nous avons gagné une ferme d'où, après y avoir pris un petit déjeuner auquel nous étions conviés, nous sommes partis à travers la brousse à bord d'un véhicule tout terrain qui nous a amenés jusqu'au fond d'une petite vallée bordée par des escarpements montagneux et nous avons continué à pied, suivant un guide qui nous conduisit à travers des paysages de "guerre du feu" jusqu'à la grotte. 

 

 

Cachée par la végétation, elle n'était pas aisément visible et il a fallu faire un peu d'escalade pour l'atteindre.

 

Une fois parvenu sur place, j'ai d'abord été assez déçu : en fait de grotte, il s'agissait d'une excavation naturelle de petites dimensions, dans laquelle je ne pouvais me tenir debout que la tête inclinée, large de deux à trois mètres tout au plus, profonde de quatre à cinq mètres jusqu'à sa division en fourche bifide rétrécie aussi bien en largeur qu'en hauteur, au point de devenir rapidement inaccessible, même en position allongée, et se terminant en impasse au bout de deux à trois mètres, autant que j'ai pu en juger à l'éclairage de ma torche électrique.

 

Le côté gauche s'élevait en deux gradins successifs sur lesquels reposaient des ossements humains aisément identifiables. Trois squelettes, peut-être quatre… selon toute vraisemblance des Mélanésiens décédés avant l'époque de l'évangélisation ; leur état de conservation ne laissant que peu de place au doute quant à la nature et l'ancienneté de ces restes.

 

Mais ce pour quoi nous étions venus se trouvait à droite, dans une anfractuosité étroite, située à peine au-dessus du niveau de la grotte sur lequel nous posions nos pieds. Il s'agissait d'un squelette humain là aussi, mais très calcifié, en voie de fossilisation, sans doute incomplet, ayant appartenu à un être beaucoup plus petit, beaucoup plus frêle, c'était remarquable au premier coup d'œil.

 

 

Nous avons pris des mesures, j'ai photographié le petit squelette in situ, tout en enregistrant nos remarques sur une bande magnétique.

 

Malheureusement, je n'ai pas retranscrit cet enregistrement, perdu depuis, de même que mes notes écrites sur place, et c'est de mémoire que je décris ce que j'ai vu alors, d'où un certain manque de précision, mais les photographies, trop peu nombreuses, que j'ai conservées, viennent à l'appui de mes souvenirs.

 

 

Sur les clichés, on distingue nettement un ensemble de vertèbres, la mandibule, l'ensemble des vertèbres sacrées solidement soudées…

 

Il était impossible d'identifier autre chose sans toucher aux concrétions calcaires ou aux sédiments qui tapissaient le fond humide de l'anfractuosité.

 

 

À défaut de détails que j'ai oubliés, deux observations apparaissent comme fondamentales :

 

- La mesure des vertèbres permet d'estimer que la taille de l'individu ne devait pas être supérieure à 1,30 mètre ;

 

- Les vertèbres sacrées que l'on distingue nettement sont bien soudées ce qui prouve qu'il ne s'agissait ni d'un enfant ni d'un adolescent mais bel et bien d'un adulte.

 

De plus, étant donnée la configuration du site, je me souviens avoir supposé que, primitivement, ce squelette avait pu se trouver placé plus haut, dans la cavité bien visible sur la photo ci-dessous, constituant l'un des fonds de la grotte. Des écoulements d'eau d'infiltration lors de fortes pluies auraient pu entraîner ces restes là où on les voyait, une situation facilitant leur calcification dans cet emplacement de toute évidence parcouru parfois par des ruissellements.

 

Toutefois, la cohésion d'un ensemble de vertèbres encore pratiquement assemblées semble aller à l'encontre de cette hypothèse, laissant une place au doute quant à la réelle ancienneté préhistorique de ces ossements calcifiés.

 

 

Nous sommes restés environ une heure dans la grotte. Nous gardant bien de détériorer le site, nous avons effectué toutefois des prélèvements minimes en vue de valider l'intérêt de cette découverte :

- Quelques fragments d'os, un tesson de poterie au voisinage du petit squelette ;

- Quelques ossements aisément identifiables par des spécialistes au niveau des squelettes de taille normale.

 

Quelques jours plus tard, présidée par Bernard Brou, se tenait dans les locaux de la SEHNC une réunion du conseil d'administration de l'association. J'ai fait là le compte-rendu de ce que j'avais vu dans la grotte où l'on m'avait conduit, présentant les échantillons des squelettes prélevés et les photographies que j'avais prises.

 

La SEHNC n'ayant pas les moyens de faire effectuer scientifiquement les analyses et la datation de ces vestiges, la question se posait de déterminer ce qu'il convenait de faire. On discuta principalement de l'opportunité de publier un article dans le Bulletin trimestriel de la société ou de communiquer cette découverte à l'ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, organisme aujourd'hui remplacé par l'IRD).

 

- Un article dans le Bulletin ?... Bernard Brou qui était le mieux armé pour l'écrire (il était notamment l'auteur de Préhistoire et Société Traditionnelle de la Nouvelle-Calédonie, publication n° 16 de la SEHNC, Nouméa 1970 et 1977), n'était visiblement pas intéressé ; il me proposa de m'atteler à la tâche mais je déclinai l'offre au motif que je n'avais pas qualité pour le faire, n'étant pas l'inventeur du site d'une part et n'ayant d'autre part reçu aucune formation en archéologie et en anthropologie préhistorique.

 

- Communiquer la découverte à l'ORSTOM ?... Étant donné le contexte de l'époque, je marquai d'emblée mon opposition à un tel projet. Je savais en effet que l'archéologue local qui aurait, le cas échéant, à s'occuper du site, était de ceux qui soutenaient mordicus que les ancêtres des kanaks étaient les premiers occupants de l'archipel calédonien. (Note 1)

 

Or, il était possible que le petit squelette préservé depuis fort longtemps au fond d'une grotte perdue dans le nord de la Grande Terre témoignât de la présence concrète dans l'île d'une race d'humains de petite taille, installés en ces lieux bien avant l'arrivée des Mélanésiens dont certaines traditions orales évoquaient par ailleurs l'existence à travers des récits que l'on considérait habituellement comme des contes et des légendes nés de l'imagination de peuples primitifs, à rapprocher des faunes et autres esprits des eaux et des forêts de maintes mythologies anciennes. (Note 2)

 

J'exprimai donc la crainte que cet archéologue local ne fût pas objectif, estimant qu'il n'hésiterait peut-être pas à saboter l'exploitation scientifique du site s'il venait à s'avérer que notre petit squelette pût constituer la preuve que ces êtres humains d'une taille voisine de celle des pygmées, mentionnés par des traditions orales tant mélanésiennes que polynésiennes, avaient peuplé certaines îles du Pacifique en des temps très reculés. (Note 3)

 

Se ralliant à mon avis, Bernard Brou fit alors au conseil la proposition suivante : en attendant de trouver moyen de faire effectuer une datation dans des conditions offrant toutes les garanties de sérieux et d'objectivité, on garderait sous clé dans les locaux de la SEHNC les échantillons que j'avais ramenés. Proposition adoptée à l'unanimité, sans la moindre objection.

 

Seulement voilà, de ces échantillons, il n'a plus été question pendant les neuf années qui ont suivi. J'ignore quel sort leur a été réservé ensuite : fin décembre 1997 j'ai quitté avec regret la Nouvelle-Calédonie, sans doute définitivement, et j'ai cessé de faire partie de la SEHNC.

 

À l'époque,- fin 1988, début 1989,- je ne pouvais imaginer que la mise sous clé mentionnée ci-dessus équivaudrait en fait à une mise aux oubliettes. Aussi, ai-je dans la foulée repris l'hypothèse de l'existence d'une "race inconnue" qui aurait vécu en Nouvelle-Calédonie, et dans d'autres îles du Pacifique, antérieurement aux migrations des Mélanésiens et des Polynésiens.

 

Cela je l'ai fait à l'occasion d'un article dans le Bulletin de la SEHNC (n° 79, 2ème trimestre 1989) intitulé "Approche pour une lecture des pétroglyphes néo-calédoniens", dont le point de départ m'avait été inspiré par la lecture de l'excellent ouvrage de Gérard Buchalski et Roland Pierron, Les Pétroglyphes Néo-Calédoniens, qui venait tout juste d'être édité (Publication n° 41 de la SEHNC, Nouméa, Juillet 1988).

 

Ce faisant, je m'écartais de ma sphère habituelle d'investigation historique - le 19ème siècle - pour me lancer à l'aventure dans la reconstitution d'un passé, fondée sur une documentation culturellement inintelligible de prime abord. Une fois n'était pas coutume et je comptais bien que le relais serait pris car il n'était pas question pour moi de continuer plus avant, tout à fait conscient que j'étais de ne posséder ni les qualifications ni surtout le statut nécessaire pour avoir la moindre chance d'être pris au sérieux.

 

Depuis, les choses ont considérablement évolué. Non pas que j'aie acquis la moindre notoriété dans le domaine de l'archéologie ou de l'anthropologie préhistoriques, mais des savants compétents dans ces domaines ont mis à jour "homo florensiensis" en 2003 et dès lors, tout est devenu différent : le petit squelette du nord calédonien qu'il m'avait été donné d'observer quelques quinze ans auparavant revêt à présent un intérêt peut-être fondamental et j'estime de mon devoir de faire part de son existence, en espérant que depuis qu'il m'a été donné de le visiter, le site n'a pas été saccagé et pourrait faire aujourd'hui l'objet d'une fouille éclairée.

 

Après avoir vu en 2008 sur la chaine de télévision Arte le documentaire de Annamaria Talas et Simon Nasht Le mystère de l'homme de Florès  insistant sur les difficultés que le professeur Mike Morwood avait dû surmonter pour faire reconnaître par la communauté scientifique spécialisée la validité de la découverte d'un type d'hominidé jusque là inconnu, pour obtenir aussi la restitution des précieux ossements mis à jour dans la grotte de Liang Bua par son équipe et "kidnappés" par un paléoanthropologue de premier plan à l'Université Gadjah Mada, en Indonésie… je me félicite d'avoir, en 1988, convaincu le conseil d'administration de la SEHNC de ne pas "donner" la découverte qu'on lui avait offerte à quelqu'un dont on était loin d'être sûr qu'il fût fiable.

 

Encore faudrait-il maintenant que cette découverte ne continuât pas de demeurer ignorée. C'est la raison qui m'a poussé à écrire cet article et à le rendre public sur Internet.

 

- Puissent les photographies mises en ligne ici et ce que je viens d'écrire attirer l'attention d'un paléoanthropologue (anglo-saxon ?) susceptible d'y trouver de l'intérêt et qui aurait à cœur de faire primer la vérité scientifique sur des vues politiques.

 

- Puissent les paléoanthropologues prendre davantage en compte des récits des traditions orales indigènes susceptibles d'éclairer parfois leurs découvertes d'un jour surprenant.