D'après mon article publié dans le numéro 47 du Bulletin de la S.E.H.N.C.

La "une" du numéro 44 de La Vérité, le dernier numéro de ce journal (3 août 1895).
La "une" du numéro 44 de La Vérité, le dernier numéro de ce journal (3 août 1895).

 

La Vérité, journal d’opposition de 1895

 

 

Journal de quatre pages dont l'impression sur quatre colonnes est aux dimensions de 42 cm x 30,5 cm, La Vérité paraît à Nouméa durant l'année 1895 - du 19 janvier au 3 août - en quarante-quatre numéros et cinq suppléments (qui se sont ajoutés aux numéros 1, 2, 9 et 25).

C'est au début de sa publication un hebdomadaire vendu au prix de 15 centimes et qui "ne sert pas d'abonnements", ce qui laisse penser que ses fondateurs n'envisageaient pas pour ce journal une bien longue carrière.

En fait, quarante-quatre numéros et cinq suppléments parus en sept mois, si c'est peu pour faire de La Vérité un grand journal calédonien, c'est trop pour le ranger parmi les périodiques éphémères dont la presse calédonienne a été prodigue.

Sans prétendre établir ici de conclusions définitives, je me propose d'aller à la découverte des causes de la naissance et de la mort de ce journal, d'en retracer l'évolution et d'en montrer l'influence sur la vie politique nouméenne durant l'année 1895 et au-delà.

 

Vraisemblablement la naissance de La Vérité est en relation étroite avec les ambitions politiques d'un homme, Charles-Michel Simon  (1) et la cause la plus lointaine de la création de ce journal, je pense qu'elle réside dans un incident municipal majeur qui eut lieu en 1887. Cette année-là, Ch-M. Simon, alors maire de Nouméa, refuse d'accorder une augmentation de traitement votée par le Conseil municipal en faveur de l'architecte voyer de la ville, Édouard Pouillet. Le Conseil municipal restant sur ses positions, le maire démissionna de façon théâtrale avec, semblait-il, l'arrière pensée que, pour éviter une crise municipale, le Conseil céderait ou que le gouverneur interviendrait. Comprenant rapidement que cette façon d'agir était puérile et maladroite, Ch-M. Simon voulut ensuite faire marche arrière : il essaya de retirer sa démission et s'imagina régler de façon expéditive son conflit avec le Conseil municipal et Pouillet en signant la révocation de ce dernier. L’échec fut total : le gouverneur Nouet s'étant empressé d'accepter la démission du maire, la révocation de l'architecte voyer fut considérée comme nulle.

Le nouveau maire, Constant Caulry, mit à jour certains aspects critiquables de la gestion de son prédécesseur et surtout, lors de la campagne électorale de 1888 pour le renouvellement complet du Conseil municipal de Nouméa, les adversaires politiques de Ch-M. Simon réussirent à le convaincre publiquement d'avoir, en 1885, truqué en faveur de l'un de ses amis l'adjudication de 500 m de bordures de trottoirs et de 3 000 pavés. Cette malversation, connue grâce à "l'observation d'un fonctionnaire scandalisé" (2) déconsidéra tellement l'ex-maire aux yeux du public qu'il ne put rassembler plus d'une cinquantaine de voix sur son nom lors du scrutin de mai 1888.

La vie publique devint alors difficile pour Ch-M. SIMON qui réussit néanmoins à demeurer conseiller général jusqu'en 1892, mais ne fut pas réélu en décembre de la même année.

Février 1892 a vu également paraître les premiers numéros de l'un des plus importants journaux de l'histoire de la Presse calédonienne, La Calédonie, journal d'opposition à la municipalité Sauvan (3) qu'il attaque essentiellement au sujet de la nouvelle conduite d'eau dont on vient de commencer les travaux et cela dès le numéro 2 (du 18 février 1892) (A).

Or, La Calédonie était une feuille imprimée sur les presses de l’Imprimerie Calédonienne qui, bien qu’officiellement constituée le 13 juin1892, fonctionna dès le mois de février grâce au matériel apporté par Ch-M. Simon, matériel provenant de l’Imprimerie Nouméenne et de l'Imprimerie de L’Avenir de la Nouvelle-Calédonie, journal qui venait de cesser de paraître.

Il semble que Ch-M. Simon, confiant en la toute puissance de la Presse en matière politique, ait compté sur l'appui d'un journal à sa dévotion pour l'aider à se maintenir au Conseil général lors des élections prochaines et songé à utiliser les armes de la presse pour réintégrer le Conseil municipal de Nouméa.

C'est ainsi que La Calédonie, sans jamais s'écarter des règles d'une bienséance des plus courtoises, a entrepris et mené à bien un lent travail de sape de la municipalité Sauvan en rendant compte régulièrement des malfaçons de la conduite d'eau en construction et en émettant habilement certaines réserves sur le caractère du marché passé avec l'entreprise australienne Pritchard pour la réalisation de ce travail.

En 1894, le maire Sauvan et l'architecte voyer Pouillet sont pris à partie par le conseiller municipal Berthier qui les accuse devant le gouverneur de combinaisons frauduleuses avec un entrepreneur adjudicataire de travaux municipaux. L'enquête administrative révéla que les accusations portées contre Pouillet étaient fondées, mais une puissante coterie semble avoir soutenu l'architecte voyer et il s'en fallut de peu que l'affaire ne tournât à la confusion de l'honnête Berthier.

Au début de 1895, la conduite d'eau de la Dumbéa est terminée. À ce moment, les conseillers Berthier et Bourdinat s'opposent au maire et au reste du Conseil municipal qu'ils accusent de corruption et démissionnent. Comme auparavant, trois conseillers avaient déjà abandonné leur charge, des élections deviennent nécessaires pour compléter l’assemblée.

Les gens bien informés savaient que les dessous du marché de la conduite d'eau et ses suites recelaient ce qui pouvait être décrit par la presse comme un scandale potentiel et les adversaires de la municipalité Sauvan, dont Ch-M. Simon, virent là une occasion unique de conquérir la mairie. L'affaire fut fort bien menée et, sans l'intervention du gouverneur Feillet, un bouleversement radical de la vie publique nouméenne aurait pu s'opérer alors.

À cette époque, il semble que la population ouvrière de Nouméa soit devenue assez importante pour être prise en compte par les candidats de façon sérieuse. En dehors du nombre considérable d'abstentions qui caractérisait chaque élection, les ouvriers devaient vraisemblablement voter à parts à peu près égales du côté de la Mission et du côté de la Loge, qui représentaient les deux forces politiques d'alors en Nouvelle-Calédonie;

L'idée d'où est née La Vérité a été, semble-t-il, de créer une troisième force, un parti ouvrier animé par des partisans des idées socialistes, le "Comité Central Républicain Radical Indépendant de la Nouvelle-Calédonie", dont La Vérité serait l'organe électoral. Le style "socialiste" et "ouvrier" donné à ce journal devait en outre lui permettre d'attaquer de la façon la plus directe et en termes souvent irrévérencieux la municipalité Sauvan qu i prêtait largement le flanc à la critique avec l'affaire de la conduite d'eau, style auquel la très bourgeoise Calédonie ne pouvait se permettre d'avoir recours.

On peut remarquer aussi que la question de la prise de pouvoir à la Mairie de Nouméa se doublait d'un conflit personnel opposant l’homme qui pouvait sembler le plus compromis dans l'affaire de la conduite d'eau, l’architecte voyer Pouillet, à Ch-M. Simon et  Berthier ; le premier ne lui pardonnait pas d'avoir été huit ans plus tôt à l'origine de son départ de la Mairie et le second n'avait pas oublié les manœuvres qui avaient failli réussir à ternir sa réputation lors du procès de l'année précédente.

Le 19 janvier 1895 le numéro 1 de La Vérité paraît, contenant un programme dans lequel le nouvel hebdomadaire nouméen attaque les hommes politiques en place trafiquant de leur influence et proclame son orientation philosophique et politique : socialiste, réformatrice, anti-monopoles, antisémite et farouchement nationaliste. Ce même numéro expose également deux listes de mesures, présentées comme buts de campagne électorale, constituées de vingt et une propositions générales et de treize propositions se rapportant plus particulièrement aux affaires municipales (B). Enfin, en accord avec leur programme, les rédacteurs du journal ont rédigé deux articles ironiques et agressifs à l'égard du maire (4), un article adaptant les théories socialistes européennes aux réalités calédoniennes (5), et ils suggèrent le renvoi de l'architecte voyer par un emprunt au journal Le Républicain de l'Aveyron (6).

Quatre jours plus tard paraît un supplément au numéro 1 qui continue les attaques contre la municipalité mais prépare surtout les élections de cinq conseillers. La liste du Comité Central Républicain Radical Indépendant est constituée de Berthier et Bourdinat, les deux conseillers démissionnaires, de Ch-M. Simon et de deux personnages moins connus, Gagnon et Pillaz, "travailleurs d'un dévouement à toute épreuve". (7)

La campagne de La Vérité est un succès : ses trois candidats vedettes arrivent en tête au 1er tour et, bien qu'aucun d'eux, n'ayant obtenu la majorité absolue, ne soit élu, ce résultat provoque la démission de neuf membres du Conseil municipal, dont le maire, sur les dix qui restaient.

Au second tour, quatre candidats du Comité sont élus : Ch-M. Simon, Berthier, Bourdinat et Gagnon ; ils démissionnent aussitôt pour "faciliter la dissolution du Conseil Municipal" (8) dont, à vrai dire, il ne reste alors plus rien.

Pendant que ces événements agitaient Nouméa, le gouverneur, Paul Feillet, se trouvait en villégiature dans sa résidence de l'île des Pins où il demeura un mois durant, laissant la crise mûrir sans intervention de sa part. Cette attitude lui valut la première attaque de La Vérité (9).

À la mi-février, enfin de retour, le gouverneur prononce la dissolution du Conseil municipal, mais au lieu de fixer une date proche pour les élections générales, il les repousse aux 24 et 31 mars et nomme une délégation Intérimaire, composée de Sauvan, Loupias et Caulry, trois membres actifs de l’ancienne municipalité, dans le but évident de leur permettre de rétablir la situation en leur faveur.

L’aide du gouverneur au parti du maire déchu ne semble d'ailleurs pas s’être limitée à cette action, il aurait par la suite usé de son influence pour susciter des candidatures officielles et inciter les fonctionnaires à bien voter.

Mais l’équipe Sauvan était décidément trop compromise et le programme de La Vérité avait connu un si franc succès auprès de la population de Nouméa que les élections s'avéraient bien difficiles à remporter contre les candidats du Comité Central Républicain Radical Indépendant. Pour faire pièce au Comité, un nouveau parti fut alors créé, composé d'hommes qui n’avaient pas participé à la gestion Sauvan et de quelques rescapés de l’ancienne municipalité dont certains devaient d'ailleurs se retirer avant les élections. Ce nouveau parti, intitulé "Groupe indépendant", présentait un programme en quatorze points qui pillait sans vergogne le programme de La Vérité. Le numéro 9 du 1er mars publie d'ailleurs le programme du Groupe Indépendant avec des commentaires appropriés qui ne manquent pas de sel, et présente de même la liste adverse, amalgame d'hommes de l'ancienne municipalité et d’hommes nouveaux, prophétisant justement :

 

"Nous constatons en présence de ces noms une désagrégation qui se poursuit et ne fait que commencer. Au 24 mars, la plupart de ces candidats se seront désunis complètement".(10)

 

La décision du gouverneur de repousser les élections municipales au-delà d'un mois après la dissolution du Conseil eut entre autres conséquences celle de prolonger l'existence de La Vérité. Ses rédacteurs annoncent dans le numéro 6 que le journal continuera de paraître et dorénavant servira des abonnements ; un entrefilet dissipe tout doute des lecteurs à cet égard en proclamant une consolidation du journal par la fondation d’une "Société Anonyme au capital de 5 000 F".

Malgré tout, la contre-offensive soutenue par le gouverneur réussit :. au premier tour, le 24 mars, aucun des candidats du Comité n'est élu ; bien plus, une manœuvre de dernière heure, "une affiche calomnieuse placardée dans la ville" (11), oblige Ch-M. Simon à retirer sa candidature. Le numéro 11 de La Vérité commente amèrement ces résultats dont le rédacteur rend responsable la corruption dans un article intitulé "Sa majesté l'argent".

 

"Les opportunistes sont vainqueurs, c'est bien fait ; mais si tous les malheureux qui crèvent de faim avaient voix au chapitre, l’on aurait pu dire dimanche que la bourgeoisie cosmopolite même soutenue par la pression formidable exercée sur l'Administration par notre sympathique directeur de l'Intérieur a été battue. C'est l'apothéose de la pièce de cent sous ! à genoux devant le veau d'or ! Le peuple calédonien n'est pas assez affamé encore et il ne met pas dans l'urne que le bulletin qui lui a été glissé en buvant un verre sur le zinc."

 

L'article se termine par un appel aux électeurs afin qu'ils votent le 31 pour la liste radicale. Appel partiellement entendu puisque Berthier et Bourdinat sont élus ce qui satisfait le Comité CentraI Républicain Indépendant :

 

"Les secteurs, puisque maître Bridon de La France Australe nous a baptisé ainsi, les secteurs au nombre de deux cents environ, ont bien marché le 31 mars. Berthier, Bourdinat, c'est tout ce qu'il nous fallait pour assurer le triomphe de nos idées et le principe d'opposition puisque nous avions perdu la première manche." (12)

 

À la fin de la période électorale correspond la fin de la première partie de l'histoire de La Vérité (13).

Le début de la seconde période de son existence est marqué par un changement de gérant,- l'un des rédacteurs, G. Piel, remplace J. Barotte à ce poste,- le journal devient bihebdomadaire, - il paraît le mercredi et le samedi à partir du numéro 15, - et il accentue son caractère d'opposant en étendant son registre critique dans toutes les directions.

Sans oublier de demander régulièrement la vérification et la publication des comptes de la conduite d'eau et de la gestion de l'ancienne municipalité, - rapport d'enquête auquel est consacré le supplément au numéro 25 de La Vérité, - (A) le journal agite quelques questions de caractère secondaire (C) et met à jour quelques scandales dont le mieux développé serait celui de l'affaire du chef de service de l'Enregistrement (D). Mais surtout, les rédacteurs de La Vérité attaquent quelques-unes des puissances d'argent et des institutions de la colonie :

- Les éleveurs, grande bourgeoisie à l'échelle de la Nouvelle-Calédonie, dont les combinaisons ont permis l'enrichissement au détriment des consommateurs (14) ;

- Les trafiquants de chair humaine, qui introduisent dans la colonie des travailleurs néo-hébridais ou asiatiques livrés par contrat à des engagistes à la recherche de main-d'œuvre abondante et bon marché, lésant ainsi les ouvriers blancs dont la misère est telle que leurs délégations se succèdent en audiences auprès du gouverneur pour obtenir du travail et des secours (15) ;

- Pour la première fois un jugement sévère est porté sur la colonisation organisée par le gouverneur Feillet à qui l'on reproche d'introduire dans la colonie en pleine crise de l'emploi, des colons qui n'ont rien de paysans et que l'on casera selon le bon vouloir du gouverneur ou de quelque haute personnalité de l'administration locale (16) laquelle, bien entendu, n'est pas oubliée dans le chapelet bihebdomadaire des critiques de La Vérité ;

- Dès le numéro 17 enfin, c'est le Conseil général, autre assemblée élue de la colonie, ancêtre de l'actuelle Assemblée territoriale, que La Vérité souhaiterait voir réformer. Une campagne électorale est annoncée : Ch-M. Simon, conseiller général, annonce qu’il présentera dans la prochaine séance du Conseil une proposition de dissolution parce que le nombre de 16 membres n'est plus en rapport avec la population de la colonie qui a augmenté depuis dix ans et il demande pour le Conseil général 21 membres, le scrutin de liste et un président sans voix prépondérante (17).

La proposition de Ch-M. Simon, repoussée par le Conseil général, devait être reprise à la fin du mois de mai par le même, quant à la dissolution, et par le Conseiller Moncassin, en ce qui concerne le scrutin de liste "rendu nécessaire pour faire cesser les trafics d'influence et disparaître du Conseil général la prédominance des intérêts particuliers" (18).

En ce mois de mai, le caractère de journal d'opposition de La Vérité s'accentue encore. En même temps qu'une rubrique de doctrine et d'histoire socialiste paraît régulièrement sous la signature d'Octave Moulin, les attaques directes contre le gouverneur se font plus nombreuses, plus incisives aussi. Dans le numéro 22 du 18 mai, pour la première fois le chef de la colonie est pris comme tête de turc dans un dialogue burlesque avec son employé Léon (19). Ces "conversations" irrespectueuses paraîtront par la suite avec une régularité de plus en plus soutenue, en troisième page, sous le titre "Au gouvernement".

À partir du numéro 27, du 5 juin , P. Mahoux (20) remplace G. Piel comme gérant du journal. Un conflit a éclaté entre les deux principaux rédacteurs de La Vérité , Jules Durand et Georges Piel , probablement au sujet de cette orientation anti-Feillet que le journal était en train de prendre de façon systématique. Les rapports entre La Vérité et G. Piel cessèrent à tel point que non seulement plus aucun article de ce rédacteur ne fut publié dans les colonnes du journal mais en plus, la publicité que G. Piel , chimiste, y faisait, en disparut définitivement (21).

Ce nouveau changement de gérant concrétise l'entrée de La Vérité dans la troisième période de son histoire, celle de l'anti-feilletisme à tous propos. Le journal est devenu l'arme de Jules Durand contre le gouverneur dont il est, écrira-t-il plus tard, le premier à avoir découvert la personnalité profonde et deviné qu'il serait un homme des plus néfastes pour la colonie.

Il n'est pas de numéro de La Vérité qui ne porte alors une botte au chef de la colonie. La rubrique "Au Gouvernement" se corse : jouant du nom du Gouverneur et de son cheval de bataille pour la colonisation, le café, l'auteur - Jules Durand, mais il ne signe pas ces dialogues parodiques - remplace l'initiale P. du prénom du Gouverneur par la lettre K. donnant naissance à ce doublé phonétiquement caricatural qu'est "K. Feillet" (caféier ).

Le conflit entre J. Durand et le gouverneur atteint un point de non-retour le 1er juillet (1895). Le soir de ce jour de fête, le rédacteur de La Vérité se rend au bal du Gouvernement, salue le gouverneur, puis se rend au buffet et demande... une tasse de café. La provocation était aussi évidente qu'anodine et le gouverneur aurait pu l'ignorer ou en sourire. Ce n'était pas dans son caractère et il fit sur-le-champ expulser J. Durand. Le numéro 39 de La Vérité qui paraît le 17 juillet et présente l'affaire sous la plume de J. Durand est l'un des plus savoureux de la collection (E).

Par la suite l'agressivité de J. Durand envers le gouverneur l'entraîne à reprendre et à développer une thèse antisémite due à Édouard Drumond concernant les origines du président du Sénat, Challemel-Lacour, protecteur de Paul Feillet dont il était proche parent (F).

Il est probable que devant les proportions que prenait l'affaire, les actionnaires ont refusé de soutenir plus longtemps le trop agressif rédacteur dans un conflit qui risquait d'attirer sur eux l'ire du gouverneur. Sans autre soutien financier qu'une publicité squelettique par rapport à celle de ses confrères, La Vérité ne pouvait couvrir ses frais de publication et, sans avertissement, cessa de paraître après le numéro 44 du 3 août 1895.

 

Cette histoire agitée d'un journal dont l'existence a été aussi brève n'aurait peut-être pas un bien grand intérêt si la lecture de La Vérité ne nous livrait tout un faisceau de forces qui agitaient la colonie en ces premiers temps du gouvernement de Paul Feillet et ne révélait à travers la prose de ses rédacteurs des caractères qui savaient exprimer avec quelque talent les revendications des laissés pour compte de l'affairisme colonial, essayant d'ébranler sous l'égide du socialisme une bourgeoisie dont les aspects désagréables étaient peut-être plus violemment visibles dans l'univers insulaire très limité de Nouméa que dans les villes métropolitaines.

Ce journal d'opposition, né d'une crise dont j'ai relevé quelques uns des principaux caractères, s'en est tenu à son programme en s'attaquant "aux grands et exploiteurs de tous poils" (22) et pour cela a choisi, tenant compte du contexte local mais surtout se rattachant à un courant politique actif en métropole, d'agir sur la fibre nationaliste et antisémite de ses lecteurs. L'affaire Dreyfus qui en est à ses débuts n'est pas connue en Nouvelle-Calédonie et n'est pour rien dans tout cela mais la haine des juifs agite bien des esprits en Europe et les habitants de Nouméa, qui attendent avec impatience les journaux qu'apporte chaque courrier, suivent le mouvement avec d'autant plus de facilité que certains israélites - dont le plus connu est Lucien Bernheim - réussissent à faire fortune dans la colonie. Quant au nationalisme, il n'était pas difficile de faire vibrer cette corde sensible dans une colonie française isolée parmi des colonies britanniques dont elle était largement tributaire et contre lesquelles les habitants pestaient régulièrement au sujet de la question des Nouvelles-Hébrides.

Il convient d'ajouter à cela que nombreux étaient alors à Nouméa les hommes d'affaires d'origine anglo-saxonne ou qui traitaient avec des entreprises australiennes ou néo-zélandaises de préférence aux maisons françaises trop lointaines (l'affaire de la conduite d'eau concédée à l'entrepreneur Pritchard en est un exemple). C'est ce contexte local qui fait l'originalité de cette politique "anti-cosmo" (23), antisémite et nationaliste, combinée à une doctrine socialiste dont La Vérité a développé la théorie dans ses articles (24).

Journal de combat, La Vérité a été l'instrument de Ch-M. Simon et de César Berthier lorsqu'il a été question de régler les comptes en suspens avec l'architecte voyer et de précipiter la chute de la municipalité Sauvan en menant avec brio une première campagne électorale et en réclamant sans trêve que la lumière soit faite sur l'affaire de la conduite d'eau.

Les élections du Conseil municipal passées, le journal a préparé de loin celles du Conseil général, sans jamais cesser ses attaques contre la bourgeoisie, prenant la défense des prolétaires auxquels il offrit en outre un véritable cours d'histoire et de doctrine socialiste, sous la signature d'Octave Moulin principalement.

Enfin, cristallisant cette agressivité envers la bourgeoisie "enjuivée et cosmopolite" sur la personne du gouverneur Feillet dont les origines familiales et la politique paraissaient faire le défenseur naturel dans la colonie, La Vérité devient le premier organe de presse proprement opposé à la personne et à la politique de Paul Feillet.

Ayant remporté son premier combat, c'est à son excès d'agressivité envers le gouverneur et la bourgeoisie cosmopolite de Nouméa que La Vérité dut de disparaître, n'ayant pas trouvé par la voie d'un socialisme encore trop neuf dans la colonie un soutien suffisant dans les couches prolétaires de la population.

Journal critique enfin, La Vérité s'est révélée un censeur agressif et quelquefois injuste mais les abus étaient sans doute nombreux et flagrants dans une colonie ou l'expression "struggle for life" (25) était connue de tous et, semble-t-il mise en application sans vergogne par beaucoup.

Les idées énoncées par ce journal, souvent originales, ont été parfois constructives. Sans être jamais une condition suffisante ni décisive, l'intervention de La Vérité à propos de certaines questions a probablement influé sur le développement de certaines affaires dont le caractère plus ou moins important à l'échelon de la vie et de la politique locales n'est pas susceptible de dissimuler l'aspect humanitaire, voire humaniste, qui guidait ceux qui les ont faites. Je ne mentionnerai, pour mémoire, que quelques unes d'entre elles :

- Campagne pour la libération de Cyvoct ; souscription pour l'élévation d'un piédestal pour la statue de l'amiral Olry ; protestation contre le fait que les rues de Nouméa après vingt-cinq ans de République portaient encore des noms de batailles de l'Empire ; campagnes contre les abus du Syndicat des éleveurs, et la fraude des boulangers sur le poids du pain, et l'importation de main-d’œuvre de couleur, toutes choses préjudiciables aux ouvriers dont la misère était grande alors (C).

 

Il n'y eut pas d'imprimerie propre à La Vérité qui sortit d'abord des presses de l’Imprimerie Nouméenne (numéros 1 à 10) puis des presses de l'Imprimerie Calédonienne (numéros 11 à 44) qui imprimait aussi le journal quotidien La Calédonie. L'équipe du journal, limitée à la seule rédaction, était composée d'hommes nouveaux dans la presse calédonienne. On relève vingt-quatre signatures différentes au bas des articles parus dans les quarante-quatre numéros et quatre suppléments de La Vérité mais, certains rédacteurs écrivant sous divers pseudonymes, on peut affirmer sans risque d'erreur qu'il n'y eut jamais vingt-quatre rédacteurs à ce journal.

Je n'ai pas pu les identifier tous. Octave Moulin qui signe la rubrique socialiste, est-il un pseudonyme ou un nom réel ? Je l'ignore encore mais certains indices donnent à penser que ses articles n'étaient pas extraits de journaux; métropolitains ni d'un ouvrage édité en librairie. Une chose est certaine c'est que celui qui écrivait ces articles était de cœur et d'esprit socialiste et apte à transmettre son message à des lecteurs auxquels il offrait régulièrement, mais sans qu'il semble avoir eu un plan rigoureusement établi, un résumé des doctrines socialistes. Préférant le matérialisme de Karl Marx au socialisme utopique, générateur d'anarchie de Proudhon et de Kropotkine, il énonce : "... substituer à l'absolu de l'idée la relativité du fait économique, telle fut la révolution intellectuelle de Karl Marx", pour conclure que : "L’anarchie est un déraillement de l'esprit humain". (26)

 

La Vérité publie également des articles de caractère socialiste sous la signature de Silvain et de A. Dussaux, ainsi que des citations édifiantes d'auteurs les plus divers : Clovis Hugues, Victor Hugo, Jean-Baptiste Say, Arthur Young, Abbé Galiani, Alexandre Millerand, etc...

Deux autres rédacteurs doivent être signalés, j'en ai déjà mentionné les noms comme gérants successifs du journal, ce sont Georges Piel, jeune chimiste arrivé dans la colonie depuis peu (le 11 novembre 1891) qui écrit 16 articles signés Veritas, et Pierre Mahoux, le sculpteur dont l’œuvre maîtresse reste la fontaine monumentale de la place Courbet, à qui l'on doit, sous le pseudonyme de Vindex, six articles des plus virulents.

Pierre Petit est l'auteur de "Vieux Clichés" qui sont des portraits à clé, généralement faciles à identifier, de personnalités caricaturées avec autant de spirituelle ironie, parfois cruelle, que de coup d'œil (G).

Mais le grand homme de la rédaction de La Vérité, la cheville ouvrière de ce journal, c'est Jules Durand. Il signe Lux la plupart de ses articles mais il est probable qu'il a écrit sous d'autres pseudonymes, on lui doit sans doute les échanges de lettres signées Jacques Bonhomme et Jean Populo qui représentent le paysan et l'ouvrier calédonien échangeant une correspondance sur les choses de la colonie. C'est J. Durand qui compose les dialogues burlesques intitulés "Au Gouvernement", où il met en scène avec une ironie parfois très dure le gouverneur "K. Feillet", le directeur de l'Intérieur "Léon" (Gauharou) et quelques autres encore.

On doit également à Jules Durand, qui les signe de son nom, les deux feuilletons publiés par La Vérité, textes non dépourvus de qualités littéraires dans lesquels on peut reconnaître une certaine influence de Zola, mais surtout textes d'un intérêt socio-historique à prendre en considération car ils dépeignent quelques aspects des plus tristes et des plus sordides de la vie des petites gens immigrant en Nouvelle-Calédonie.

"L'Air ambiant" est l'histoire de Marie-Jeanne Le Toullec, jeune femme à la conduite irréprochable qui a quitté la Bretagne pour venir rejoindre son mari condamné au bagne pour viol. Elle est déçue par Nouméa :

 

"Marie-Jeanne a devant elle la civilisation tâtonnante, sans style, hybride. La rue qui descend, encore qu'elle soit bien tracée, trop rectiligne, est monotone. Le soleil au zénith y chauffe la tôle des maisons en bordure, et celles-ci sont des constructions basses, torrides, irrégulièrement alignées, aux enseignes barbou illées d'anglais et de poussière, aux noms bizarres. Les arbres de l'avenue où des flamboyants mornes et défeuillés, ne répandent aucune ombre, les rouges panaches de janvier sont remplacés par des gousses noires, longues et sèches qui pendent tristement des rameaux tordus".

 

Puis Marie-Jeanne s'embarque pour le but final de son voyage Bourail-lesVertus où Le Toullec vit sur la concession des Vergnes dans la vallée de la Pouéo. Nous avons là une belle description de ces familles de concessionnaires de la Pénitentiaire. Intoxiquée par "l'air ambiant", la vertueuse jeune femme devient la maîtresse de "l'ami Vergnes", puis du commandant du pénitencier qui l'installe à Nouméa après la mort de Le Toullec ; et là, Marie-Jeanne continue son évolution "jusqu'au plus bas degré de la prostitution".

 

"Colons Marécageux" décrit l'installation de colons dits "Compagnons du Soleil" à Gomen. Ces gens ont été en fait victimes d'un escroc de haut vol qui a monté cette affaire de colonisation pour s’enrichir aux dépens des immigrants. Référence est faite à l’année 1872 et à la banque Marchand.

Toute l'histoire est revécue par Joséphine Keller qui est en train de mourir d'une péritonite abortive : long voyage dans la promiscuité la plus sordide au cours duquel Joséphine et sa mère sont amenées à se prostituer aux hommes d'équipage ; débuts lamentables à Gomen où tout manque à cause d'une tempête qui gâte les bagages débarqués sur la plage et où les immigrants ne survivent que grâce à l'aide des canaques ; installation dans une existence misérable, dégradante, sans espoir et... le feuilleton est malheureusement interrompu par la disparition de La Vérité.

 

Les articles de Jules Durand (Lux) ne peuvent naturellement pas être résumés, ce serait trop long et trop divers car, en fait, Jules Durand incarne à lui tout seul La Vérité , il en est l'esprit et l'animateur : les combats engagés dans La Vérité contre les "cosmo", les Juifs, les trafiquants d'immigrants néo-hébridais ou indochinois, les éleveurs, le Conseil général, l'Administration, le gouverneur Feillet et sa colonisation ; les combats pour Cyvoct, pour le piédestal de la statue de l'amiral Olry, pour les petits colons libres, pour l'amnistie des Arabes, pour la mise en exploitation des pierres lithographiques de l'île Matho… tout cela, c'est le combat de Jules Durand. Combat qu'il mène avec brio et générosité dans un style souvent brillant dont le registre très varié s'étend du parler le plus populaire au langage le plus digne et le plus châtié. Animant parfois sa prose d'une touche épique, Jules Durand est également capable d'exprimer une grande sensibilité en termes très simples établissant toujours une communication directe et juste de ton avec ses lecteurs.

Son œuvre déborde largement le cadre de La Vérité, malheureusement elle est dispersée et n'ayant fait jusqu'à ce jour l'objet d'aucune étude, elle reste méconnue.

 

Pour me résumer et conclure, j'insiste sur le fait que la fondation de La Vérité n'était pas due au hasard. Né d'un consensus de crise où s'ajoutaient à une mauvaise situation économique, ambitions politiques et rivalités personnelles, créé dans un but bien précis, ce journal a dû à des circonstances imprévues de voir son existence prolongée de telle sorte qu'il apparaît bel et bien comme une sorte de "journal de l'année 1895". Nous avons vu quelles ont été les causes de sa fin, rupture de l'équipe de rédaction et insuffisance de soutien financier ; je pense pouvoir ajouter qu'en 1895 la colonie n'est pas mûre pour que s'y développent les idées socialistes qui agitent l'Europe en ce temps-là.

Néanmoins, ce journal a eu une audience certaine, donnant le ton à la polémique violente qui devait opposer des années durant feilletistes et anti-feilletistes. Ses principaux rédacteurs, inconnus auparavant, ont eu leur avenir immédiat fortement influencé par l'expérience de La Vérité :

- Georges Piel ayant pris goût au journalisme anima Le Radical, journal feilletiste appartenant à Ch-M. Simon dans les années 1896-97 ;

- Jules Durand surtout, dut à La Vérité son lancement dans une carrière de journaliste et d'homme politique qu'il n'avait sans doute pas prévue.

Après avoir recueilli quelques voix à l'occasion d'une élection partielle pour laquelle il n'était pas candidat (27), il disparut quelques temps de Nouméa puis, en l'absence du gouverneur Feillet, parti pour la Métropole (mai 1896, juin 1897), fut élu conseiller général de la 6e circonscription (Bourail) en août 1896, puis conseiller municipal de Nouméa et adjoint au maire.

Au retour du gouverneur Feillet, il fonda un petit journal dont la parution fut irrégulière et de courte durée, La Lanterne, puis il collabora à La France Australe, devenue journal d'opposition, tout en continuant de s'opposer au gouverneur au sein des deux assemblées élues dont les majorités étaient alors hostiles à celui-ci.

En 1898, Paul Feillet retourne la situation à son avantage en prononçant la dissolution du Conseil général et en organisant des élections où les fonctionnaires sont invités à voter et à bien voter. Il eut alors un Conseil général a sa dévotion et élimina Jules Durand de la vie publique calédonienne par le biais d'une véritable machination (28) qui contraignit ce dernier à donner sa démission de Conseiller municipal (29) après avoir échoué aux élections pour le renouvellement du Conseil général.