III - La législation sur la presse (1880 -1881).

 

 

1 - Le régime antérieur à 1880.

 

Durant vingt ans, la presse de Nouvelle-Calédonie existe sans qu'il y ait, en ce qui la concerne, d'autre loi que celle du bon vouloir du gouverneur, investi d'une autorité pratiquement absolue. Véritable proconsul sous le règne de Napoléon III, le gouverneur qui, jusqu'en 1884, est toujours un militaire, en principe un officier de marine, dispose encore après la chute de l'Empire de pouvoirs considérables établis par le décret sur le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie en date du 12 décembre 1874.

L'article 49 du décret organique comporte quatre courts paragraphes qui font du gouverneur le tuteur et le contrôleur des imprimeries et des publications d'origines locales ou extérieures, rôle qu'il délègue d'ailleurs au directeur de l'Intérieur en vertu de l'article 109. (D19)

Aux termes de l'article 49, aucune imprimerie ne peut fonctionner, aucun écrit ne peut être introduit ou imprimé et publie dans la colonie sans dépôt préalable et autorisation du gouverneur, laquelle est révocable à tout instant "en cas d'abus", le terme "abus"étant bien entendu laissé à l'entière appréciation du gouverneur.

Presque deux ans après la promulgation du décret organique, des instructions pour l'exécution de ce décret émanent du Ministère de la Marine et des Colonies (68) . La surveillance à exercer sur la presse doit être des plus rigoureuses, le gouverneur est chargé d'examiner "le degré d'opportunité" des demandes d'autorisation pour publier des journaux, il doit permettre une libre discussion à condition qu'elle soit "loyale"et "honnête", mais il doit interdire toute polémique "qui tendrait à exciter les passions et toute espèce de controverse sur les actes rendus par 1'autorité…"

Pour justifier cette étroite surveillance, la "situation particulière" de la Nouvelle-Calédonie est évoquée. Les épithètes "particulière", "exceptionnelle"(D08) , souvent employées par l'Administration au sujet de la condition générale de la Nouvelle-Calédonie, sont justifiées par la conjonction du caractère pénitentiaire de la colonie avec l'existence dans un milieu insulaire assez étroit d'une dualité ethnique mettant au contact deux populations très inégales en nombre et fort différentes sur le plan culturel ; en troisième lieu, il faut tenir compte de la situation géographique plaçant la Nouvelle-Calédonie à proximité relative d'une présence coloniale anglo-saxonne puissante et souvent rivale à "six mille lieues de la Métropole".

"Il importe, en effet, que la tranquillité règne dans la colonie, elle est une garantie précieuse pour le développement du commerce et de l'industrie". D'où, l'interdiction de publier des "mémoires et factums" qui "tendraient à troubler l'ordre public et la paix des familles".

Selon les instructions ministérielles, la presse de la colonie doit comporter un double aspect instructif et patriotique, le gouverneur est chargé de veiller à ce que les journaux, notamment le journal officiel, soient uniquement employés à aider la colonisation en publiant "tout ce qui a trait aux sciences et dans leur application l'industrie agricole"et à faire connaître au public "les événements qui ont lieu en France"susceptibles de "fortifier les habitants dans leur attachement pour la mère patrie".

On se rend compte combien sous un tel régime la personnalité du gouverneur pouvait être déterminante.

Un seul véritable journal fut autorisé sous le gouvernement intérimaire du colonel Alleyron alors que le décret organique n'était pas encore connu en Nouvelle-Calédonie. Petite feuille d'annonces à laquelle il fut permis quelques mois plus tard, sous le régime du décret organique cette fois, d'insérer "sans commentaires" des extraits du Moniteur de la Nouvelle-Calédoniedes articles sur d'agriculture le commerce et l'industrie. Nous avons vu comment les Petites Affiches survécurent durant trois ans surveillées par l'Administration du gouverneur de Pritzbuer, recevant des avertissements pour peu de chose avant d'être suspendues, pour avoir eu raison, à la suite de "nombreux communiqués et avertissements"donnés par l'autorité.

Si l'on ne tient pas compte des publications des déportés de l'île des Pins dont le régime était très spécial, le gouverneur Olryaccorda huit autorisations de publier. Refusa au moins cinq fois son accord et prononça huit interdictions. Ces données pourraient se passer de commentaire ; ce gouverneur très libéral pour un officier de marine de cette époque, favorable à la liberté de la presse, se trouva confronté dès son arrivée dans la colonie à une situation catastrophique. En deux ans il parvint à résoudre l'essentiel des problèmes posés, à la satisfaction générale des colons, et en matière de presse, c'est à son action que l'on dut l'introduction de la législation métropolitaine en Nouvelle-Calédonie.

Quand il eut à résoudre le problème de presse que posait Locamus, le gouverneur Olryprit un arrêté relatif aux publications imprimées sans autorisation, par lequel toute personne ayant imprimé sans autorisation serait passible d'une amende ne pouvant excéder cent francs et de quinze jours de prison, sans préjudice de saisie des presses et des caractères. (D20)

C'étaient des sanctions point trop sévères compte tenu de l'époque et du lieu. L'arrêté provoqua néanmoins un commentaire de protestation de la part de Charles-Michel Simon en première page de La Nouvelle-Calédonie.

"En lisant cet arrêté nous avons été péniblement impressionné et nous regrettons vivement que Monsieur Olry, notre gouverneur, qui, à plusieurs reprises, a dit qu'il était partisan de la liberté de la presse, ait pris une décision d'une telle gravité.

Les jurisconsultes et les légistes de tous les pays civilisés sont unanimes pour reconnaître que l'imprimerie ne doit pas être assujettie à des lois spéciales et exceptionnelles, mais considérée comme toute autre machine et toute autre propriété et par conséquent, régie par les mêmes lois et règlements,..." (D21)

Avant cet arrêté cependant, en dépit des pouvoirs considérables que lui conférait le décret organique, Olry a présenté le gouverneur comme désarmé face à la presse. Dans un rapport qu'il avait adressé au Ministère de la Marine et des Colonies, il faisait ressortir que l'article 49 du décret de 1874 laissait en fait le gouverneur impuissant devant les écarts de presse, étant donné que sous un régime véritablement républicain l'opinion publique, même dans une colonie, ne pouvait plus admettre que le gouverneur fût placé au-dessus de la loi et de la justice communes par cette capacité de prononcer autorisations et interdictions en matière de presse en se référant uniquement aux termes vagues du paragraphe 4 de l'article 49 du décret organique qui lui laissaient en pratique une liberté d'appréciation toute despotique.

Ainsi, selon Olry, le gouverneur ne pouvait aisément agir contre l'opinion publique, il se trouvait impuissant en cas de publication clandestine, la saisie d'une presse et d'imprimés appartenant à un homme libre ou l'incarcération d'un citoyen pour publication non autorisée étaient illégales et auraient paru de véritables coups de force en l'absence de tout recours au jugement d'un tribunal par ailleurs incapable de trancher en l'absence de texte de loi spécifique.

Le rapport d'Olry avait pour but de demander l'application à la Nouvelle-Calédonie de la législation métropolitaine sur la presse. Les arguments qu'il mettait en avant pour justifier cette requête devaient être repris par le ministre de la Marine et des Colonies dans son rapport au président de la République en date du 30 juin 1880. Soutenant que, "avec des institutions en quelque sorte draconiennes dans l'esprit, l'autorité supérieure en Nouvelle-Calédonie est plus désarmée contre certains délits de presse que celle des colonies qui jouissent de la législation libérale de la Métropole", Jauréguiberry soumettait à la signature du président Grévy un texte de décret plaçant la Nouvelle-Calédonie, sous le régime de la législation métropolitaine en matière de presse.

 

2 - L'application de la législation métropolitaine.

 

Au milieu de l'année 1880, la Nouvelle-Calédonie restait la seule colonie française où la législation métropolitaine sur la presse n'était pas en vigueur. Un décret présidentiel du 16 février 1880 suivi d'un autre le 2 mars, complétés par des instructions du ministre de la Marine et des Colonies avait en effet étendu à toutes les colonies le régime de la législation française en matière de presse, à l'exception de la Nouvelle-Calédonie.

Pourquoi cette restriction dans l'application d'une mesure de libéralisation aussi générale ? Si l'on en croit Jauréguiberry,-et les faits que j'ai exposés concernant la presse de Nouméa durant les années 1879-80 sont loin de démentir ce qu'il écrit,- c'était tout simplement à. cause du comportement récent de la presse locale qui avait profité de la liberté accordée par le gouverneur Olry "presque uniquement pour faire échec à l'autorité locale dans la personne des fonctionnaires et pour exciter la population européenne contre les indigènes, au moment où un soulèvement s'était produit chez ces derniers. Enfin une collaboration occulte s'était produite de la part d'individus frappés par la loi et privés de leurs droits de citoyens". (D22)

Cette analyse succincte n'en est pas moins relativement exacte et complète. Mais elle néglige les aspects positifs de la presse de Nouméa et elle fait allusion à une sorte de complot préparé par des "individus frappés par la loi et privés de leurs droits de citoyens" qui, si elle se réfère à l'accusation selon laquelle des déportés de la Commune seraient responsables du soulèvement des canaques, n'était pas justifiée.

À partir de ces considérations, le ministre trouve à la législation métropolitaine deux, aspects qui la rendent particulièrement intéressante pour la Nouvelle-Calédonie :

- d'abord, elle atteint "d'une manière spéciale les individus privés de leurs droits civiques qui se livrent à la polémique dans les journaux" ;

- ensuite, elle contient des "dispositions particulières à l'égard des journaux rédigés en langue étrangère".

Ces deux dispositions plaidaient plus que toute autre en faveur de l'application à la Nouvelle-Calédonie de la législation métropolitaine parce qu'elle permettrait d'une part d'atténuer le principal danger résultant du caractère pénitentiaire de la colonie, c'est à dire l'immixtion de condamnés dans la vie publique, d'autre part de se garder des inconvénients résultant de la proximité de l'Australie.

Donnant satisfaction à la demande expresse que lui avait adressée le gouverneur Olry le 15 avril, nous avons vu que le ministre obtenait le 30 juin la signature du président au bas du décret rendant applicable à la Nouvelle-Calédonie les dispositions du décret du 16 février 1880 portant promulgation aux Antilles et à la Réunion de la législation métropolitaine sur la presse.

C'est le nouveau gouverneur, le capitaine de vaisseau Amédée Courbet, qui apporta dans ses bagages cette législation nouvelle pour la colonie et qui la rendit applicable par décret local du 21 août 1880.

L'ensemble de la nouvelle législation était très complexe en regard de ce qui existait auparavant. Elle avait pour base la loi du 11 mai 1868 dont les articles essentiels remplaçaient l'autorisation préalable par une déclaration préalable, imposaient le dépôt préalable de chaque numéro au siège de l'autorité et au tribunal, interdisaient la publication d'articles émanant de personnes privées de leurs droits civiques, posaient le principe de la suspension ou de la suppression d'un journal pour crime par voie de presse.

La loi du 11 mai 1868 était complétée par :

- le décret du 10 septembre 1870 qui rendait libres les professions d'imprimeur et de libraire ;

- la loi du 15 avril 1871 relative aux poursuites à exercer en matière de délits commis par voie de presse ;

- la loi du 6 juillet 1871 rétablissant le cautionnement pour tous les journaux et écrits périodiques ;

- la loi du 29 décembre 1875 sur la répression des délits qui pouvaient être commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication ;

- la loi du 9 mars 1878 relative au colportage ;

- le décret du 22 mars 1852 sur l'exercice de la profession d'imprimer en taille douce, la possession ou l'usage des presses de petite dimension et la vente des machines et ustensiles servant à imprimer ;

- le décret du 5 février 1810 contenant règlement sur l'imprimerie et la librairie : article 36, la surveillance des écrits étrangers et publications imprimées à l'étranger ;

- la loi du 6 mai 1841 relative aux douanes établissant un contrôle de l'introduction des livres et imprimés de toutes sortes en provenance de l'étranger.

 

Il est indéniable que cet important arsenal législatif n'était pas en fin de compte très favorable à la presse indépendante, surtout parce que la publication d'un nouveau journal était assortie de l'obligation de déposer un cautionnement relativement important. (69)

Cependant ce ne devait encore pas être suffisant aux yeux du nouveau gouverneur, beaucoup moins libéral que son prédécesseur. Deux semaines après la publication de la nouvelle législation, paraissait au Moniteur l'arrêté 569 complétant celui du 21 août précédent rendant applicable à la Nouvelle-Calédonie "plusieurs des lois et décrets en vigueur aux Antilles et à la Réunion antérieurement au décret du 16 février 1860 dont les dispositions n'ont pas été abrogées par l'acte précité".

C'est à savoir :

- l'article 13 de la loi du 21 octobre 1814 relatif aux imprimeries clandestines (70) ;

- les articles 3 et 4 de la loi du 7 août 1850 sur la presse dans les colonies (71) ;

- le décret du 5 juillet 1863 sur le régime de la presse dans les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion à l'exception des articles abrogés par la loi du 16 février 1880.

Le dernier décret mentionné rétablissait tout simplement, entre autres contraintes, l'autorisation préalable du gouverneur pour la publication d'écrits périodiques traitant de matières politiques ou d'économie sociale, et ceci, remarquons-le, en contradiction formelle avec l'article premier de la loi du 11 mai 1868 rendue nouvellement applicable.

La presse locale qui, à plusieurs reprises s'était plainte du manque de liberté que lui causait le décret organique du 12 décembre 1874 (72), manifesta sa joie de voir enfin appliquée à la colonie la législation métropolitaine ainsi que sa reconnaissance au gouverneur Olry à qui la Nouvelle-Calédonie devait cette mesure.

 

3 - La loi du 29 Juillet 1881.

 

Cependant, la presse non officielle de la colonie était alors réduite au seul Néo-Calédonien et en pratique, sous le régime de la nouvelle législation aucun nouveau journal ne fut créé à Nouméa. Le premier numéro du Progrès de la Nouvelle-Calédonie, fondé par Eugène Mourot, date bien du 23 octobre 1881, la loi du 29 juillet n'est pas encore appliquée à cette date en Nouvelle-Calédonie, mais tout le monde sait qu'une nouvelle loi sur la presse a été votée à Paris, véritablement démocratique, et que sa promulgation en Nouvelle-Calédonie devrait déjà être chose faite puisque l'article 69 de cette loi en prévoit l'application aux colonies.

En effet, le 9 novembre 1881 un arrêté du gouverneur établissait en Nouvelle-Calédonie le nouveau régime légal de la presse.(D23)

On connaît les termes de cette loi qui instituait enfin une authentique liberté de la presse, supprimant autorisation préalable et cautionnement, permettant la libre circulation des périodiques étrangers, établissant les compétences des tribunaux pour les délits de presse et limitant de façon raisonnable les peines correspondant à chaque catégorie de délit. Inutile donc de développer davantage ici les différentes dispositions qui ont remplacé toute législation antérieure aux termes de l'article 68.

Deux nouvelles dispositions légales devaient ultérieurement compléter la nouvelle loi :

- par décret du 30 mai 1882, le gouverneur rendait applicable le décret présidentiel du 14 mars 1882 transférant aux tribunaux criminels les procès régulièrement déférés aux Assises quand il n'existait pas une cour d'Assises dans la colonie ;

- l'arrêté du 29 mars 1884 promulguait le décret du 6 mars 1883 rendant applicable à toutes les colonies la loi du 2 août 1882 ayant pour objet la répression des outrages aux bonnes mœurs.

Des instructions ministérielles concernant l'application de la nouvelle loi, publiées dans Le Moniteurdu 5 avril 1882, ne présentent que peu d'intérêt, elles se bornent à insister sur la nécessité pour les autorités locales de recevoir régulièrement les exemplaires prévus par la loi et rappelant la liberté de circulation des écrits en provenance de l'étranger. (73)

Un peu plus important est de savoir pourquoi une loi votée le 29 Juillet parue au Journal Officiel de la République Française le 30 du même mois, comportant un article rendant cette loi applicable aux colonies, n'a été promulguée en Nouvelle-Calédonie que plus de trois mois plus tard.

Cette question, Eugène Mourot la pose dans son journal du 13 novembre :

 

" Que signifie donc le retard apporté par le gouvernement local à s'exécuter et quels peuvent en être les motifs ?

(...) Nous sommes curieux de savoir qui a pu encourir la responsabilité d'un retard si injustifié...".

 

Le responsable n'est autre que le gouverneur en personne pour qui la nouvelle loi est un "présent funeste" qu'il aurait refusé si on l'avait consulté. Selon lui, la colonie n'est pas mûre pour bénéficier de tant de libéralisme en matière de presse, la Nouvelle-Calédonie avait davantage besoin de protection et d'éducation. Courbet fondait son raisonnement sur une réalité établie sur des données chiffrées : il y avait en Nouvelle-Calédonie sept mille bagnards, trois mille libérés, quinze mille canaques illettrés et seulement mille électeurs, c'est à dire des personnes disposant de leurs droits civiques, ce qui n'était même pas le cas pour certains journalistes. La presse ne pouvait donc s'adresser pour vivre qu'à une catégorie bien définie de lecteurs qu'elle flatterait au besoin.

Par lettre du 19 mars 1862, Courbet fait connaître au ministre de la Marine et des Colonies ce qu'il appelle "les tristes effets de la loi de 1881". Sa plaidoirie est étayée d'arguments solides et se conclut par une demande d'abolition dans la colonie de la loi du 29 juillet 1861.

Le ministre, Jauréguiberry, s'il se montra impressionné par la communication du gouverneur, refusa cependant tout net de le suivre dans cette voie :

 

" Mais quels moyens, écrit-il, avons-nous de revenir en arrière ? C'est un sentiment libéral qui inspire cette loi. Il faut s'en accommoder, la loi doit être obéie. Il convient de compter sur l'opinion publique pour avoir raison en fin de compte des excès de plume et de parole".

 

Le ministre avait raison, mais il négligeait un fait important qui vraisemblablement lui échappait, c'est qu'en Nouvelle-Calédonie, éloignée de tout, vivait une population restreinte qui cherchait des moyens d'échapper à un certain ennui et trouverait dans les polémiques de presse une attraction séduisante. En un premier temps, l'opinion publique serait donc presque fatalement favorable à une presse satirique, incisive, voire même une mauvaise presse à ragots mais une presse qui contribuât à secouer l'indifférence de lecteurs guettés par une nonchalance née de la douceur de vivre dans une colonie qui commençait à recouvrer une certaine prospérité après l'orage de la fin des années 1870.