Théodore Ozeré, déporté de la Commune mort à l'île des Pins.

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La notice qui suit est un composé de la préface que j'ai écrite pour les Carnets et Lettres d'un Déporté de la Commune à l'Ile des Pins, publication N° 50 de la SEHNC (octobre 1993), et de la communication que j'ai faite à l'occasion de ma participation au Colloque Universitaire International qui s'est tenu à Nouméa au mois de juillet 1993 avec pour thème Le Peuplement du Pacifique et de la Nouvelle-Calédonie au XIXème Siècle (Cf. Les Actes du Colloque publiés sous la direction de Paul de Dekker, éditions L'Harmattan 1994) où je commentais le sens de mon intervention en ces termes :


"Dans le cadre de ce colloque ayant pour sous-titre "Colons, Condamnés, Convicts, Coolies, Chan Dang…", autrement dit les migrations vers la Nouvelle-Calédonie après 1853, la présentation que je vais faire de Théodore Ozeré traite, par l'analyse d'un cas individuel, de la déportation des insurgés de la Commune.

Cette colonisation particulière est à classer doublement dans la liste des échecs, d'abord parce que très majoritairement confinée au cadre étroit d'une partie de l'île des Pins, dépourvue de moyens, elle n'a pas pu contribuer à la mise en valeur du pays ; ensuite parce qu'en fin de compte elle n'a contribué que pour une part infime au peuplement migratoire de la Nouvelle-Calédonie : sur un nombre global de 4 000 condamnés,- soit à l'époque 25 % de la population immigrée,- dès que la grâce à été accordée, en 1879, presque tous (les survivants) ont quitté la colonie."

 

Théodore Ozeré à l'île des Pins, dessin au crayon de son ami Louis Boissier (1874-1879)
Théodore Ozeré à l'île des Pins, dessin au crayon de son ami Louis Boissier (1874-1879)

Au début de 1990, j'ai été contacté à Nouméa par M. Clément Blin, venu d'Antibes pour visiter la Nouvelle-Calédonie et notamment l'île des Pins afin d'y accomplir une manière de pèlerinage au cimetière d'Uro où repose son arrière grand-père, Théodore Ozeré, déporté de la Commune, décédé loin des siens le 4 mai 1879.

À l'occasion de cette rencontre, M. Blin m'a appris qu'il détenait la correspondance que son ancêtre avait adressée à sa famille durant ses années d'emprisonnement et de déportation, ainsi que des notes qu'il avait écrites au jour le jour en les mettant plus ou moins en forme.

Mis en présence de ces documents, j'ai pu constater que Théodore Ozeré avait beaucoup écrit durant ses années de misère : des "notes", "calendriers", "observations" et des lettres, à sa femme et à sa fille, à son cousin, à des amis... Pas moins de cent soixante et une lettres ont été conservées : quatre-vingt quatre datées de 1871 à 1873, sur les pontons de Brest, à Versailles, à bord de l'Orne durant le voyage vers la déportation ; soixante-dix-sept à l'île des Pins de 1874 à 1879.

Ces lettres, écrites sur du papier au format 13x20, comportant généralement quatre pages, quelquefois six, couvertes d'une écriture fine et serrée, constituent un ensemble manuscrit très conséquent ; encore ne s'agit-il que des lettres écrites à sa famille, le Calendrier du déporté mentionne aussi l'expédition de lettres à des amis, lettres que les descendants de Théodore Ozeré ne détiennent évidemment pas.

En accord avec M. Blin, la S.E.H.N.C. a donc décidé de publier les "carnets d'Ozeré" (titre provisoire dû à Bernard Brou), mais dans la somme de ces écrits des lacunes devaient être comblées et pour cela il fallait sélectionner des lettres en complément, choisir les textes afin de ne conserver pour le lecteur que ce qui concernait la déportation, en excluant ce qui était trop proprement parisien ou familial. Un comité de publication composé d'Éric Barbié, Bernard Brou et moi-même a donc été constitué dans ce but.

De l'ensemble du corpus des écrits de Théodore Ozeré, M. Blin a mis à notre disposition les originaux de :

- treize Lettres à mon cousin, de juillet-août 1872 ;

- douze lettres à sa femme et à sa fille, de 1873 ;

- quinze lettres de 1874, adressée aux mêmes ;

- le texte de L'Eldorado Calédonien ;

- "les carnets d'Ozeré", c'est-à-dire, en fait, les photocopies de deux cahiers à peu près du même format que les lettres ; le premier étant écrit sur cent quatre-vingt dix pages, le second sur cent quarante-six : il s'agit d'une copie manuscrite, effectuée par Clémentine Ozeré, de notes écrites au jour le jour par son père durant son séjour forcé à l'île des Pins, sur du papier qu'il achetait au prix excessif de "cinq francs la main ".

Les communards exilés ou déportés ont laissé de nombreux témoignages relatifs à leur histoire, histoire d'un combat perdu au nom d'une belle et honorable cause. Il se trouvait parmi eux des journalistes, des ouvriers du livre, des intellectuels et des artistes qui possédaient les moyens de clamer à la face du public qu'ils avaient lutté pour leurs idées, honnêtement, et qu'ils ne méritaient pas le sort que leur avait infligé une République, dont ils avaient défendu l'idéal, sans percevoir à quel point il n'était pas le même pour tous, dans une société où les affrontements de classes, qui s'étaient clairement manifesté en 1848, avaient démontré que la bourgeoisie entendait bien continuer de profiter seule de la démocratie qu'elle avait instaurée un demi-siècle plus tôt en canalisant et maîtrisant les mouvements populaires à son avantage.

Les hommes et les femmes que les Conseils de guerre de Versailles ont punis de la déportation ou contraints à l'exil en raison d'une condamnation par contumace, n'ont pas tous eu comme Jean Allemane, Achille Ballière, Gaston Da Costa et bien d'autres l'occasion de voir leurs écrits publiés de leur vivant. Quand ils ont pu être conservés, voilà pourtant des documents qui ont acquis au fil du temps une valeur de témoignage historique tout à fait digne d'intérêt.

S'il paraît à certains que de tels écrits n'apportent rien de plus à notre connaissance historique de la Commune et de la déportation en Nouvelle-Calédonie, je soutiens pour ma part le contraire ; et puis, "lettres", "carnets", "journaux" personnels ont toujours au moins, en de telles circonstances, le mérite de faire découvrir un être humain qui, s'il n'a pas vraiment influencé le cours de l'histoire, s'est trouvé mêlé à de graves événements et cesse, à la lecture que l'on fait de son témoignage, de n'être plus qu'un simple nom sur une liste de proscription ou une stèle de cimetière.

Grâce à sa fille Clémentine, qui a précieusement conservé ses lettres, notes et calendriers ; grâce à son arrière petit-fils, M. Clément Blin qui a mis à la disposition de la S.E.H.N.C. ces documents aux fins de les publier, la mémoire de Théodore Ozeré, déporté de la Commune est sortie de l'oubli.

Les "carnets" et les lettres de Théodore Ozeré, ainsi que l'examen de son dossier de condamné politique, permettent de faire la connaissance d'un homme du peuple pour le moins intéressant, pas toujours facile de caractère mais bon père de famille, franc et solide compagnon, recelant qui plus est une part de mystère.

Compte tenu de ses origines modestes, du fait que son dossier de déporté porte la mention "instruction médiocre", j'ai été quelque peu surpris par la qualité de son écriture, bien formée, aisée, ne comportant que très peu de fautes. Ses lectures aussi ne sont pas banales, même pour l'époque : il lit Diderot, les Contes de Voltaire, la Vie de Lazare Hoche, et des journaux, Le Corsaire notamment. Par ailleurs, durant le déroulement de l'instruction, alors qu'il est détenu sur un ponton, il est soupçonné d'appartenir à une société secrète intitulée "la libre pensée" qui se proposerait de renverser tous les privilèges sociaux par un complot ourdi à l'échelle nationale ; il est également soupçonne d'être capable d'écrire en utilisant un code chiffré. Mais il nie tout cela et ces accusations, qui ne reposaient sur rien de tangible, n'ont pas été retenues contre lui.

 

Qui était donc Théodore Ozeré ?

 

Fils d'un simple berger, venu au monde le 26 novembre 1827 ["Fils de Louis Ozeré, et de Marie Poutrot sa femme"], à Provins, petite ville de Seine et Marne, il n'a pas été enfant unique, ses notes et ses lettres mentionnent l'existence de frères et d'au moins deux sœurs demeurant à Provins. On ignore tout de son enfance et de sa formation mais il a dû fréquenter suffisamment longtemps une bonne école.

Le 12 mai 1847, le tribunal de Provins le condamne à 25 F d'amende pour coups et blessures volontaires et tapage nocturne. Il n'a pas vingt ans et cette unique condamnation, pour un fait divers résultant vraisemblablement d'une beuverie entre jeunes gens, devait lui valoir, des années plus tard, d'être catalogué comme "dangereux".

Le 27 juin 1848, le voilà incorporé dans le 29ème régiment d'infanterie de ligne, stationné à Blois ; mais, à une époque où le service militaire se faisait par tirage au sort, et pour une durée de sept ans [Loi du 21 mars 1832], mais il est loin d'avoir effectué tout son temps comme soldat puisqu'il est arrêté en 1851 pour fait de résistance au coup d'État du 2 décembre et déporté à Lambèse, en Algérie, où il reste jusqu'en février 1855, soit jusqu'à l'expiration de ses sept ans de service.

De retour à Provins, il exerce la profession de jardinier et se marie, le 21 janvier 1856, avec Étiennette Blandin. De cette union, le 3 mars 1859, naît une fille, Clémentine.

En compagnie de sa petite famille, Théodore Ozeré quitte Provins en 1866 pour venir s'établir à Paris comme marchand de vin et logeur, rue Lemercier, quartier des Batignolles.

Dans les documents conservés par M. Blin, se trouvent deux portraits de Théodore Ozeré : le premier, non daté, le montre assez jeune ; le second, ci-dessus, a été fait par son ami Louis Boissier à l'île des Pins. Son signalement par le service d'enquête du 6ème Conseil de guerre le décrit ainsi : "taille, 1,66m, visage ovale, front bas, yeux châtain clair, nez aquilin, bouche moyenne, menton rond, cheveux et sourcils châtains, teint coloré, légèrement variolé".

Le même signalement le classe comme "catholique" mais, dans tous ses interrogatoires, Ozeré se dit libre penseur, ce qu'il a manifesté ostensiblement en 1869, en faisant enterrer civilement sa seconde fille, qu'il venait de perdre, âgée de six mois, à l'occasion de quoi il avait envoyé des lettres de faire part pour le décès de "la citoyenne Ozeré".

 

Ozeré et la Commune.

 

Le rôle de Théodore Ozeré durant la Commune n'apparaît pas toujours clairement, même s'il semble, en fin de compte, avoir été subalterne et sans éclat.

Le dossier du procès comprend trente-deux pièces dont huit relatives à l'enquête préliminaire, quatre documents à charge, deux dénonciations et quatre rapports d'interrogatoires.

Dans son extrême sévérité, le tribunal a écarté tous les témoignages à décharge pour ne retenir que la dénonciation du "sieur Hanus Nicolas, âgé de 52 ans, propriétaire demeurant 62, rue Lemercier", c'est-à-dire en face du n° 67 où Ozeré tient commerce.

Hanus accuse Ozeré d'avoir fait de sa maison, durant la Commune, un lieu de réunion de chefs fédérés, dont Mégy et Calmel, d'avoir été membre du club de la rue Lévy, d'avoir placardé une affiche rouge excitant les militaires à la désobéissance, d'être sorti de chez lui plusieurs fois en uniforme de garde fédéré et en armes pour rester de cinq à six jours dehors.

À cette accusation s'ajoutent, comme pièces à conviction, des bons de fourrage signés de la main d'Ozeré en tant que secrétaire chargé du matériel des écuries du général Eudes.

D'après les comptes rendus d'interrogatoire, Ozeré a nié beaucoup de choses. Engagé comme simple garde au 91ème bataillon de la Garde nationale, lors de sa création en septembre 1870, il a déclaré n'avoir jamais fait de service intérieur ou extérieur et ne s'être jamais rendu à une réunion du bataillon; mais il donne une explication peu convaincante de la présence de sa signature sur des bons de fourrage pour les écuries du général Eudes.

Le rapprochement de son nom avec ceux de fédérés de quelque importance a dû indisposer le 6ème Conseil de guerre à son égard. L'instruction avait établi en effet qu'il s'était trouvé en relation directe pendant les événements de la Commune avec des hommes tels que :

 

- Calmel, membre de la municipalité sous le gouvernement de la Défense nationale puis de la Commune ; chargé d'organiser les distributions de bois puis et de pain ;

- Eudes, inspecteur général des Forts de la Rive gauche de la Seine, général de la 2ème brigade active de réserve ;

- Mégy, colonel sous la Commune, défenseur du fort d'Issy, chef d'état-major du général Eudes ;

- Varlin, membre de l'Internationale, élu au Conseil de la Commune, ultime défenseur des barricades de Belleville contre les Versaillais ;

- Verdaguer, nommé par le Conseil de la Commune commandant du 91ème bataillon de la Garde nationale, celui auquel appartenait Ozeré.

 

Dès lors, même si le rôle d'Ozeré durant la Commune semble limité, il n'en demeure pas moins qu'il n'apparaît pas très clairement ; c'est peut-être pourquoi il fut de ceux qui demeurèrent le plus longtemps sur les pontons de Brest, dans l'attente d'être jugé par l'un des tribunaux militaires de Versailles.

Finalement, le 13 juin 1872, il était condamné à la "déportation simple pour port d'armes apparentes, étant revêtu d'un uniforme militaire, en 1871, à Paris, dans un mouvement insurrectionnel".

Condamné, en dépit du peu de charges retenues contre lui, il a fait le voyage vers "la Nouvelle" à bord de l'Orne et il n'est jamais reparti de l'île des Pins où il est décédé avant de recevoir sa grâce.

 

Quand et pourquoi Théodore Ozeré s'est-il mis à écrire ?

 

Les "carnets" ont entièrement été rédigés à l'île des Pins mais il est évident que la première partie à été composée à partir d'un brouillon de notes écrites durant son séjour sur les pontons et Ozeré explique l'origine de ces notes par le fait d'une lettre perdue qu'il avait adressée au député de Lasteyrie.

On découvre à plusieurs indices qu'il espérait témoigner de ce qui lui était arrivé, qu'il souhaitait secrètement voir un jour ses écrits livrés au public ; les "Lettres à mon Cousin" constituent le sous-titre d'un ensemble qu'il intitule lui-même "Correspondance d'un Prisonnier sous la République" et il écrit au début de la première de ces lettres :

 

"Si j'étais assez instruit, je pourrais te dire de rendre cette correspondance publique, mais mon peu de connaissances littéraires fait que je n'écris que pour toi et un petit groupe d'amis qui me comprendront".

 

À cette époque, il est incarcéré à Versailles et c'est dans ces "Lettres à mon Cousin" (qui ne figurent malheureusement pas dans le recueil édité par la S.E.H.N.C.) que Théodore Ozeré raconte comment il a vécu les événements qui ont conduit à son arrestation.

 

Dans les derniers jours de juillet 1870, alors que la France mobilise après avoir déclaré la guerre à la Prusse, Ozeré se rend seul à Provins pour assister à l'enterrement civil de l'une de ses sœurs. Durant ce voyage quelque peu mouvementé en raison de l'utilisation des trains pour les transports de troupes, Ozeré manifeste son hostilité à la guerre au cours d'un incident qui l'oppose à des chanteurs patriotiques et provocateurs dans la salle d'attente en gare de Lyon. S'il semble naturellement hostile à la guerre, son attitude est néanmoins fortement renforcée par la conviction que la victoire des troupes françaises est probable mais qu'elle sera coûteuse en vies humaines et qu'elle aura pour néfaste résultat de renforcer le régime de Napoléon III qu'il exècre.

De retour à Paris, il s'enthousiasme pour l'attaque menée contre le poste des pompiers de la Villette par "une poignée de jeunes gens qui n'avaient en vue que le renversement des tyrans qui conduisaient tambour battant la France à sa ruine". Ces jeunes gens, il ne les nomme pas mais il les connaît et il pense d'eux qu'ils sont "les seuls véritables amis du peuple". L'affaire, organisée par un jeune étudiant en pharmacie, le futur général Eudes, de la Commune, est un échec : les protagonistes sont arrêtés, condamnés à mort... la capitulation de Sedan les sauve.

Le 4 septembre, Ozeré se trouve dans la "foule immense" qui se presse autour du "palais Législatif", il n'y peut pénétrer car des milliers d'autres y étaient entrés avant lui et toutes les issues se trouvaient littéralement encombrées. La nouvelle que les députés ont enfin proclamé la déchéance de l'Empire et accepté la République se répand soudain comme une traînée de poudre, il exulte en même temps que la multitude qui l'entoure et il raconte s'être trouvé irrésistiblement emporté jusqu'à l'hôtel de ville "par un groupe considérable à la tête duquel était déjà un drapeau dépouillé de deux de ses couleurs. On n'y avait laissé que la rouge..."

Le lendemain, il participe à une réunion d'une soixantaine d'anciens prisonniers politiques de l'Empire. Ce groupe indigné que de bons républicains soient encore incarcérés se rend à la prison du Cherche Midi, tire de chez lui en passant l'un des membres du Gouvernement de la Défense nationale, et fait libérer quatre des jeunes gens condamnés à mort pour l'affaire de la Villette.

Quelques jours plus tard, Ozeré s'engage dans la Garde nationale en formation : il est devenu belliciste, pour la défense de la République. Mais il éprouve vite le sentiment que les nouveaux dirigeants mettent sur pied cette organisation davantage "pour faire diversion et détourner les esprits" que pour constituer des unités combattantes capables de vaincre les envahisseurs.

Bientôt, les Prussiens arrivent sous les murs de Paris et Ozeré s'emporte contre Bazaine, Canrobert, Lebœuf, de Ladmirault... tous ces généraux qui, selon lui, ont trahi la France par haine de la République, et il n'est pas loin de penser que les hommes qui commandent dans Paris sont, tout compte fait, semblables à eux :

 

"On aurait dit, écrit-il, qu'on se plaisait à faire massacrer en détail et par petites parties les bataillons ou régiments qui paraissaient les mieux devoir soutenir la lutte. C'est ainsi qu'une partie de la mobile de Paris, toute pleine d'ardeur et voyant la possibilité de triompher, fut exterminée au Bourget par la cause de l'impéritie et de la mauvaise volonté des chefs".

 

C'est là un sentiment éprouvé par une grande partie de la Garde nationale et les masses populaires de Paris. On craint un coup de force réactionnaire ; la nouvelle de la reddition de Metz venant là-dessus exaspère les nombreux patriotes gagnés peu à peu par la fièvre révolutionnaire : le 31 octobre, les bataillons ouvriers en armes envahissent l'hôtel de ville, s'emparent d'une partie des membres du Gouvernement de la Défense dont ils réclament la destitution et "son remplacement par un autre sous le titre de Commune de Paris". Les hommes au pouvoir paraissent céder, mais ils manœuvrent pour gagner du temps et parviennent à reprendre la situation en main. Toutefois, l'ambiance demeure confuse, malsaine, empreinte de défiance et, le 22 janvier, une nouvelle manifestation à l'hôtel de ville donne lieu à une fusillade dont les victimes sont des hommes du quartier des Batignolles, où demeure Ozeré.

L'armistice du 28 janvier ramène le calme pour un temps. Venant après quatre mois de siège au cours desquels on avait enduré dans Paris bien des fatigues et des privations, cette nouvelle "paralysait les dispositions de toutes sortes et la population abasourdie par le coup se trouvait comme hébétée (...) malgré la colère des uns, le désespoir des autres, la douleur de presque tous, cette capitulation fut acceptée".

Une Assemblée élue siégeant à Bordeaux assume dès lors les responsabilités du pouvoir, Ozeré la juge en ces termes :

 

"Une Assemblée composée de la plus grande partie de ceux que le 4 septembre avait considérés comme indignes ; le reste, des prétendus libéraux recrutés dans toutes les fractions de la Monarchie et dont les antécédents donnaient la mesure de ce qu'on pouvait attendre d'eux en faveur de la République. Triste résultat de l'ignorance et de la nonchalance d'un peuple!..."

 

C'est cette Assemblée qui décide de faire désarmer Paris, en commençant par livrer aux Prussiens, dans le cadre des accords d'armistice, les canons achetés au moyen de cotisations des bataillons de la Garde nationale, de particuliers, de sociétés, de journalistes. Indignés au bruit de cette nouvelle, une partie des souscripteurs envahit le parc d'artillerie de la place Wagram et s'empare des pièces d'artillerie pour les répartir dans les différents quartiers, notamment sur les hauteurs de Montmartre. Un Comité central de la Garde nationale est constitué, les conditions d'une sédition armée du peuple de Paris contre l'Assemblée de Bordeaux se trouvent réunies.

Le 1er mars, les Prussiens ont défile dans Paris. Le 20, l'Assemblée doit se réunir à Versailles où elle tiendra dorénavant séance, et Thiers, chef du pouvoir exécutif de la République française, ayant décidé de dompter Paris avant cette date, arrive dans la capitale le 16 et organise une vaste opération mobilisant la police et quinze mille hommes de troupe pour reprendre les canons, occuper militairement Paris, neutraliser le Comité central, incarcérer les adversaires de son gouvernement.

Mal organisée, l'entreprise subit, le 18 mars, un cuisant échec ; Thiers et les troupes qui lui sont restées fidèles se replient sur Versailles ; les fédérés, commandés par des chefs improvisés comme Assi, Brunel, Eudes, quadrillent les quartiers, constituent des barricades. L'histoire de la Commune de Paris vient de commencer. Elle s'achève deux mois plus tard par la semaine sanglante du 22 au 28 mai. Le 31, l'arrestation de Théodore Ozeré ouvre le premier acte de la tragédie qui allait marquer les dernières années de sa vie.

 

Sur les pontons.

 

Le séjour d'Ozeré sur les pontons de Brest, ai-je signalé, compte parmi les plus longs que les insurgés de la Commune captifs aient eu à subir : il a commencé le 5 juin 1871, à bord de l'Yonne ; s'est poursuivi sur le Napoléon, à partir du 21 novembre, puis sur le Fontenoy, à partir du 25 mars 1872, pour s'achever le 29 avril avec le départ pour Versailles.

Ces pontons étaient de vieux navires convertis en prisons pour détenus politiques attendant leur jugement, où les conditions de vie étaient rendues particulièrement pénibles, comme en témoignent le quelques brèves citations ci-dessous. Les détenus y subissaient :

 

- l'inconfort :

 

"Nous nous réveillons au son du clairon, tout disloqués d'avoir si bien dormi sur le parquet des batteries qui était sillonné de traverses servant à maintenir les bestiaux pendant la traversée" ;

 

- la promiscuité :

 

"(...) nous étions 884 dans cette prison flottante (...) et si quelques-uns n'avaient pas eu des hamacs accrochés au-dessus de nous, il nous aurait été impossible de nous coucher à côté les uns des autres" ;

 

- la malnutrition :

 

"(...) deux fois du biscuit par jour et une petite ration de pain, toujours des légumes secs, très mauvais et peu ou pas cuits, jeudis et dimanches un peu de viande fraîche, mardis et samedis viande salée, mais si mauvaise que, malgré la faim qui nous possédait tous, nous la jetions" ;

 

- le manque d'hygiène :

 

"(...) ajoutez à cela l'odeur infecte des baquets insuffisants pour recevoir les excréments de tant de monde et tout le trop plein qui coulait par les batteries (...). Visite à bord du médecin. Cent cinquante furent reconnus malades par des boutons sur la peau, parmi lesquels j'étais" ;

 

- les brimades :

 

"Aussi [le commandant] laisse-t-il l'organisation du ponton à ses subordonnés sous la direction de Letourneur, officier de marine, homme méchant et bourru s'il en fût, ne vivant que pour le ventre et paraissant prendre plaisir à nos souffrances, en faisant mettre au cachot ceux qui fumaient dans les batteries ou qui faisaient la moindre petite infraction à son règlement dont il ne nous avait nullement donné connaissance".

 

À ce régime, le désespoir et la peur s'emparent des détenus :

 

"Plusieurs camarades (...), écrit-il, comprennent comme moi que cette existence durera longtemps, pour nous faire mourir lentement (...), nous finissons par nous grouper et faire quelques causeries sur les événements qui nous ont amenés où nous sommes. La plupart n'écoutent pas les conversations dans la peur de se compromettre. Il y a chez ces gens abandon complet de la dignité".

 

Enfin, le 29 avril 1872 :

 

"On nous fit faire nos paquets, monter sur le pont, les derniers des 13 à 14 000 qui étaient venus en rade de Brest ; nous quittâmes les affreux pontons où la plupart ont contracté des maladies, après tant de souffrances ; souffrances qui les ont fait mourir à la Nouvelle-Calédonie".

 

À l'île des Pins.

 

Du voyage à bord de l'Orne qui lève l'ancre le 15 janvier 1873 pour arriver à l'île des Pins le 10 mai, Ozeré ne dit rien sauf dans deux lettres ; il écrit la première le 4 février, à l'escale de Dakar et la seconde le 20 avril, à Melbourne où, sur cinq cent quarante détenus, trois cents sont atteints du scorbut, dont deux en sont morts.

Le débarquement à l'île des Pins a lieu le 10 mai. La première impression est loin d'être favorable et il écrit chez lui :

 

"J'arrive donc à notre jolie destination. Je ne veux pas essayer de vous peindre ce joli pays, vous ne pouvez pas vous imaginer rien d'aussi triste !" [Lettre du 22 mai 1873]

 

Ozeré est affecté à la 2ème commune. Il refuse de travailler pour le génie, préférant se grouper avec quatre amis, dont l'un d'eux a obtenu une petite concession de terre, pour construire une paillote et défricher, sans trop d'espoir, "car les légumes d'Europe poussent difficilement" et que la tâche est loin d'être facile parce que, même s'il a été jardinier, il n'en demeure pas moins qu'il ignore tout des cultures tropicales et qu'il est trop vieux ; quant à ses compagnons, l'un est charpentier, le second "histographe", un autre mécanicien et le quatrième bijoutier. De plus, on ne leur donne pas d'outils.

Il se plaint de la discipline qui, "sans être très sévère est toujours la discipline", de la nourriture, "insuffisante pour celui qui travaille", et le pire, c'est que, même avec de l'argent, on ne peut améliorer son sort parce qu'il n'y a rien à acheter.

Or, les cinq de son groupe sont pauvres car tous ont voulu attendre d'avoir une adresse sûre pour se faire envoyer de l'argent. Ils ont dépensé le peu qu'ils possédaient pour acheter des graines, quatre poules et un coq. Mais malgré tout, il estime leur misère supportable et pense qu'à ce train là lui et ses compagnons pourront conserver leur santé et attendre leur rapatriement. "Nous ne voulons pas crever ici…", écrit-il.

Il n'entre pas dans mon propos de résumer ici tout ce qu'a écrit Théodore Ozeré durant les six ans qu'il a passé à l'île des Pins. J'insisterai seulement sur le fait qu'à aucun moment il n'a envisagé de se fixer dans la colonie. Quelques-uns de ses compagnons d'exil ont vu leur famille arriver à l'île des Pins, poussées par le ministère qui leur a dépeint le séjour de la déportation comme un paradis enchanteur. Bon mari et père affectueux, il préfère souffrir de la séparation que de voir venir en Nouvelle-Calédonie sa femme et sa fille. Pour les dissuader de le rejoindre, il leur dépeint en ces termes le sort que l'administration réserve aux familles de déportés, une fois sur place :

 

"(...) elles sont arrivées et sont en ce moment logées comme nous dans d'affreuses baraques sans chaises ni tables ni lits, pas un vase pour faire la cuisine, où les puces fourmillent, et encore tout cela n'est rien. Les femmes ne touchent pour nourriture que 200 grammes de viande et 250 grammes de pain. Les enfants jusqu'à dix-sept ans ne touchent que la moitié des femmes. Il n'y a pas à manger, il faut mourir de faim! Tous ces jours-ci, quelques-uns d'entre nous ont fait appel à notre charité mais nous nous sommes vus obligés de refuser, ne touchant pas assez pour nous-mêmes". [Lettre du 20 octobre 1873]

 

Et comme il craint que ses sentiments soient mal compris, il écrit encore trois mois plus tard :

 

"Moi je crois que c'est pour la raison que je vous porte et du bien que je vous veux, que je ne consentirai jamais à ce que vous veniez ici vous rendre prisonnière, comme moi, vous exposer à subir la faim, la presque nudité et la médisance..." [Lettre de janvier-février 1874]

 

La situation est déjà pénible pour des hommes seuls, soumis aux caprices de l'administration qui peut les priver du fruit d'un dur et long travail. En novembre 1874, le groupe dont Ozeré fait partie est sommé de se disperser, de démolir la cabane, d'abandonner la concession sur laquelle ils ont travaillé durant quinze mois et qui était sur le point de donner quelques légumes et fruits.

Pour ceux qui obtiennent d'aller sur la grande terre, c'est encore pire, à tel point que la plupart reviennent à l'île des Pins. Nouméa leur est généralement interdite, les épouses seules peuvent s'y rendre ; les époux doivent rester à l'île des Pins, qu'ils ne peuvent quitter que s'ils s'engagent à s'établir avec leur famille dans l'intérieur de la grande terre et là, les conditions de vie sont si dures qu'elles les acculent généralement vite au désespoir et au renoncement. Voici ce qu'en dit Ozeré à partir de la description que lui en fait l'un de ses compagnons revenu de la grande terre :

 

"Le manque d'organisation empêche toute industrie d'y prospérer malgré que la terre semble fertile. Les déportés sont en plein bois sans aucune communication avec aucun centre un peu important ; il n'y a aucun chemin, aucune route, rien. Les déportés vont à trois ou quatre kilomètres chercher leurs vivres et porter leurs produits qui sont achetés par des exploiteurs." [Note du 22 mai 1877]

 

L'Administration a visiblement tenté d'inciter les familles de déportés à s'établir comme colons, mais elle n'a pas fait beaucoup d'efforts pour les y aider, pour rendre attractive leur installation, séduisantes les perspectives d'avenir, comme si le châtiment devait primer la colonisation. Et puis il y a eu, en 1874, les mesures de rigueur prises par le contre-amiral Ribourt après l'évasion de Rochefort, et en 1878 l'insurrection canaque...

Aux conditions qui leur étaient faites, rares ont été les déportés qui ont pu trouver à la Nouvelle-Calédonie suffisamment de charme ou qui ont pu y bâtir quelque chose d'assez important à leurs yeux pour les retenir dans le pays.

 

La grâce a été refusée trois fois à Théodore Ozeré : le 8 octobre 1872, le 20 décembre 1875, le 6 décembre 1876. La première fois, c'était avant de partir pour la déportation, la seconde fois la demande avait été faite par sa famille, il s'est laissé convaincre de faire lui-même une troisième demande puis il n'a jamais voulu recommencer par la suite, par fierté et malgré les incitations de l'Administration poussant les condamnés politiques à demander des commutations de peine. Après déjà quatre ou cinq ans de déportation, les demandes dans ce sens se multipliaient mais les résultats étaient décevants : peu de grâces accordées, des commutations prenant souvent l'aspect d'une aggravation de peine car la libération avec assignation à demeurer dans la colonie condamnait en fait le déporté à vivre dans des conditions sans espoir.

 

À plusieurs reprises, j'ai cité Ozeré, je lui laisserai le mot de la conclusion en reprenant quelques extraits d'un texte intitulé L'Eldorado calédonien, signé X mais qui semble bien écrit de sa main et qui se trouvait avec la collection de ses lettres. Ce texte achevé, en forme d'article polémique tout prêt pour être publié, donne une idée de ce que son auteur, s'il s'agit bien d'Ozeré, aurait pu faire de ses notes s'il avait vécu plus longtemps. On y trouve analysé en quelques phrases bien senties l'échec de la colonisation par la déportation :

 

"Quantité de braves gens égarés s'imaginent que la déportation est en réalité l'exil dans une colonie et se demandent :

- On les a envoyés pour coloniser ; d'où vient qu'ils ne colonisent pas ? (…)

La Nouvelle-Calédonie n'est pas une colonie, c'est une chiourme. La déportation n'est pas l'exil, c'est le bagne. Mettre un homme au secret à Mazas et venir lui dire neuf mois après :

- Comment, vous n'avez pas colonisé votre cellule ? ne serait pas une farce plus bêtement odieuse que de demander aux misérables locataires de l'île des Pins et de la presqu'île Ducos pourquoi leurs rochers ne sont pas en or massif et leur huttes en marbre de Paros. (…)

Sans argent, sans débouchés, sans outils, que peuvent faire 4 000 transplantés ? (...) On ne colonise pas une terre avec des cadavres, on la fume.

En ce moment, il est encore possible d'amnistier des vivants, sous peu on ne pourra plus gracier que des squelettes."

 

Chronologie sommaire.

 

- Septembre 1870 : création de la Garde nationale ; Ozeré y entre comme simple garde au 91ème bataillon, 3ème compagnie.

 

- 18 mars 1871 : insurrection populaire pour empêcher l'enlèvement des canons de Montmartre. Ozeré a déclaré n'être pas sorti de chez lui ce jour-là.

 

- 22 - 25 mai : à l'entrée des troupes versaillaises dans Paris, Ozeré demeure avec son beau-frère Jean-Baptiste Blandin, chez son ami Cahen.

 

- 31 mai : arrestation d'Ozeré ; premiers interrogatoires à Paris.

 

- 2 juin : internement à Versailles.

 

- 3 - 5 juin : voyage en train à destination de Brest.

 

- 5 juin 1871 - 29 avril 1872 : séjour sur les pontons, en rade de Brest.

 

- 29 avril 1872 : départ pour Versailles.

 

- 30 avril : Ozeré est interné au dépôt des Chantiers, cellule n° 12, puis n° 47 ; il subit plusieurs interrogatoires.

 

- 13 juin : le tribunal du 6ème Conseil de guerre condamne Ozeré à la déportation simple.

 

- 14 janvier 1873 : embarquement d'Ozeré à bord de l'Orne qui lève l'ancre le 15, à destination de la Nouvelle-Calédonie.

 

- 4 février : escale à Dakar.

 

- 20 avril : escale à Melbourne.

 

- 10 mai : arrivée à l'île des Pins.

 

- 1er juillet 1874 : visite du contre-amiral Ribourt à l'île des Pins.

 

- 21 mars 1879 : signature de l'avis de décision gracieuse concernant la remise de peine de la déportation simple accordée à Théodore Ozeré par décision du 15 janvier.

 

- 4 mai : malade depuis plusieurs mois, Théodore Ozeré décède à l'hôpital de l'île des Pins.

 

 

 

 

NÉCROLOGIE


M. Auger, conseiller municipal à Provins, nous écrit pour nous annoncer la mort de son compagnon d'exil, en 1851. M. Théodore Ozeré, décédé à l'âge de cinquante et un ans à la Nouvelle-Calédonie, par suite des souffrances endurées dans son exil et que lui ont valu sa fidélité à ses principes et son amour pour le bien.

Théodore Ozeré était un enfant de la ville haute de Provins. Avant la guerre, il était établi aux Batignolles et plus d'un de nos puissants du jour ont accepté sa bonne et franche hospitalité et on pu apprécier son dévouement à la cause que nous défendons tous.

Théodore Ozeré fut le prototype du républicain de 1848 ; fidèle, dévoué, honnête, il fut constamment victime de son dévouement sincère à la cause commune et lui sacrifia sa liberté, sa fortune et sa vie.

L'implacable loi des conseils de guerre le frappa, mais sa conscience était pure et il ne rêvait qu'une seule chose ici-bas, la grandeur et la prospérité de la France par la République


Le Petit Parisien, 8 août 1879.