IV - Journaux hebdomadaires et pluri-hebdomadaires (1880 - 1885).

 

La première moitié de la décennie 1880 est d'une très grande importance pour l'histoire de la Nouvelle-Calédonie, on se trouve là en présence de cinq années qui constituent une courte période durant laquelle se produisent des changements fondamentaux tels que la colonie comme on la retrouve au seuil de 1886 est radicalement différente par des aspects essentiels de la colonie de 1879.

C'est tout d'abord la réparation des dégâts causés par la faillite de la banque Marchand et l'insurrection canaque, le moteur de ce rétablissement est un premier véritable démarrage du nickel qui fait prendre conscience a tous de l'importance de l'avenir minier de la Nouvelle-Calédonie.

C'est ensuite et surtout la mise en place de structures administratives qui mettent fin à l'omnipotence de l'administration militaire et démocratisent la vie publique :

- Un Conseil municipal de Nouméa élu par les citoyens et la création dans les principaux centres de l'intérieur de Commissions municipales également élues (74) ;

- La division de la Nouvelle-Calédonie en cinq arrondissements (75) ;

- Un délégué élu pour la Nouvelle-Calédonie au Conseil supérieur près le Ministère de la Marine et des Colonies (76) ;

- Un gouverneur civil, que la presse calédonienne demandait avec véhémence depuis longtemps et la réorganisation de la Direction de l'intérieur (77) ;

- Un Conseil général élu enfin (78) .

C'est également l'aménagement de structures et la création d'organismes favorables au développement économique :

- Création d'une Chambre de commerce (79) ;

- Construction d'un véritable réseau de voies de communications terrestres (80) ;

- Création d'une Chambre d'agriculture (81) ;

- Aménagement portuaire de Nouméa (82) .

 

Il est d'autres changements fondamentaux, d'autres mesures qui paraissent présenter un caractère beaucoup moins profitable pour la colonie :

- La grâce accordée aux déportés de la Commune vide brusquement la colonie de trois mille individus, la plupart, il est vrai, vivaient sur l'île des Pins, mais d'autres menaient diverses activités à Nouméa (83) . Bien peu de déportés choisirent de rester dans la colonie mais, parmi ceux qui restèrent après avoir recouvré leurs droits civiques, certains contribuèrent activement à la vie publique ; parmi eux on retrouve quelques uns des hommes qui avaient participé à la réalisation des journaux lithogtaphiés de l'île des Pins.

- Le 14 juin 1860, un arrêté local rendait applicable à la colonie les décrets du 29 mars 1880 sur les congrégations religieuses. Les missionnaires Maristes dont l'influence avait toujours été très grande depuis la prise de possession devaient dès lors voir leur présence contestée. Toutefois au début de 1880, ils bénéficiaient du soutien du gouverneur Courbet et un évêque de leurs rangs, Mgr Fraysse qui se révéla habile politique, venait d'être placé à la tête du clergé catholique de la Nouvelle-Calédonie. Les Maristes maintinrent leurs positions acquises et un parti de la Mission se constitua dans la population de Nouméa et de l'intérieur qui prit une part très active à la vie publique du pays avec le soutien de journaux, à sa dévotion.

- Enfin, l'Administration pénitentiaire prit à cette époque une importance grandissante. Au Ministère on semble avoir pensé que la colonisation libre qui ne s'était pas beaucoup développée malgré des efforts multiples et variés ne pouvait réussir en Nouvelle-Calédonie et qu'il était nécessaire de promouvoir la colonisation pénale. Des moyens de plus en plus importants furent donnés à l'Administration pénitentiaire dont le nombre des pensionnaires s'accroissait régulièrement et son domaine fut étendu par le décret du 16 août 1884. La tentation des responsables de l'Administration pénitentiaire semble alors avoir été d'étendre leur autorité au-delà des cadres de leurs attributions.

 

Dans cette conjoncture d'évolution rapide des institutions dans le sens de la démocratie, quand la colonisation hésitait entre la liberté et le système pénitentiaire, alors que la prospérité économique renaissait et que les divergences d'intérêts économiques et politiques donnaient naissance à, de véritables partis, il n'est pas surprenant que la presse rendue tout à fait libre par la nouvelle législation ait connu un essor particulièrement remarquable. Chaque année voit naître au moins une nouvelle publication et, si certaines d'entre elles ne parviennent pas à se maintenir, d'autres sont plus durables. On compte ainsi :

- Trois titres pour 1880 et 1881, deux nouvelles publications, une disparition ;

- Cinq titres pour 1882, deux nouveautés ;

- Six titres pour 1883, mais deux disparaissent presque aussitôt ;

- Six titres aussi pour 1884, une nouveauté, une transformation, une disparition ;

- Neuf titres en 1885, cinq créations, dont deux éphémères et une disparition.

Et cette multiplication des titres n'est qu'un des aspects de l'histoire de la presse calédonienne du début des années 1880 ; pour approfondir la question il est nécessaire d'étudier la période année par année.

 

1 - 1880 - 1881.

 

En mars 1880, Le Néo-Calédonien prenait la suite de La Nouvelle-Calédonie dont la publication avait été interrompue en décembre 1879, on a vu dans quelles conditions.

Peu après étaient publiés les nouveaux statuts de l'Imprimerie Civile qui avait été réorganisée. Constituée en société anonyme le 5 mai 1880 pour une durée de trente ans, son capital social était ramené de 30 000 F à 20 000F, somme de quarante actions à 500F réparties entre huit actionnaires (84) . Le principal d'entre eux, Louis Mostini était un imprimeur de métier, arrivé dans la colonie comme compositeur-typographe de l'Imprimerie du Gouvernement. Il avait résilié ses fonctions en 1869 et entrepris de monter une affaire commerciale à Bouloupari. Il perdit toute sa famille dans l'insurrection de 1878 et s'installa alors à Nouméa où, par le biais de l'Imprimerie Civile il revint à son ancienne profession. C'est donc lui qui en 1880 dirige l'imprimerie, gère Le Néo-Calédonienet participe activement à sa rédaction.

Le programme qu'il publie en première page du numéro 1, le 3 mars 1880, annonce que "Le Néo ne sera ni un journal politique ni un journal de parti. Il sera le journal de tous.."puisant "à toutes les sources sans en exclure aucune, les renseignements aptes à faire progresser le pays". Semblant pressentir le caractère de la période à venir, le rédacteur continue en ces termes :

 

"Nous serons toujours droit et ferme. Nous dirons sans crainte aucune la vérité chaque fois que le besoin s'en présentera mais la vérité n'excluant pas la courtoisie, nous la dirons avec le calme et avec les formes que doivent employer les hommes qui se respectent et qui préfèrent le bien pour tous à une malsaine popularité (...), nous ferons tout notre possible pour que la population calédonienne conserve précieusement ces sentiments de bienveillance réciproque dont elle a si grand besoin."

 

Ces quelques extraits suffisent pour classer Le Néo-Calédonien dans la lignée des deux publications antérieures de l'Imprimerie Civile, les Petites Affiches et La Nouvelle-Calédonie. Le Néo-Calédonien sera donc un journal sérieux, modéré et scrupuleux afin d'être le journal de tous dans une colonie où, en ce début de 1880, la presse encore entièrement soumise au bon vouloir du gouverneur n'était représentée que par le journal officiel et une publication satirique non autorisée et particulièrement virulente, Le Radical de Paul Locamus.

Les buts du journal sont très concrets, particulièrement adaptés à la situation et dignes d'une bonne presse. Ils sont définis en une phrase :

 

"Tenir les habitants de la ville comme ceux de l'intérieur au courant de tous les faits qui peuvent les intéresser ; informer l'Administration des besoins de chaque localités ; lui demander des mesures qui sont de nature à favoriser l'essort (sic) de la colonie, prendre l'initiative en cas d'adversités inattendues pour appeler sur cette lointaine contrée les sollicitudes de la mère-patrie, telle est la tâche que nous nous imposons".

 

Beau programme donc, où l'on perçoit la prise de conscience du pouvoir grandissant de la presse dans la colonie et des devoirs que cela lui impose envers la population.

L'application de la législation métropolitaine à la colonie en août 1880 lors de l'arrivée du gouverneur Courbet, bien que saluée avec satisfaction dans Le Néo-Calédonien du 2 septembre 1880, ne devait rien changer à la situation : le cautionnement exigé pour la fondation d'un journal était sans doute trop élevé pour qu'une nouvelle feuille pût être publiée dans la colonie.

Cependant, la demande de nouvelles, ou tout simplement de lectures devait s'être accrue considérablement après que les habitants de Nouméa eurent pris l'habitude de disposer quelquefois de plusieurs journaux dans une même semaine, comme cela avait été le cas en 1878 et 1879. Ainsi, pour la première fois un grand journal de Nouméa devint bihebdomadaire : à. partir du 2 septembre Le Néo-Calédonien parut chaque mardi et chaque vendredi, son prix au numéro restait fixé à cinquante centimes, l'abonnement à l'année passait de vingt-cinq à quarante francs.

Si l'on excepte la publication non autorisée du Radical, bihebdomadaire irrégulier du premier semestre 1880, les deux années 1880 et 1881, en ce qui concerne la presse, contrastent par leur calme avec l'agitation des deux années qui les précèdent et des deux années qui allaient suivre.

Le Néo-Calédonien, fidèle à sa doctrine, prend le parti de ne soutenir aucun candidat aux élections partielles qui se déroulent à plusieurs reprises durant ces deux années, la Rédaction se contente de conseiller aux électeurs de voter en tenant compte de la valeur personnelle des candidats, quitte une fois les élections terminées à formuler des critiques. Le rôle politico-économique de ce journal n'est cependant pas nul. En 1881, Le Néo-Calédonien organise une action fondée sur une pétition réclamant un Conseil général, demande la création d'une Chambre d'agriculture, analyse le budget de la colonie ainsi que le travail de la Commission chargée d'évaluer les pertes des victimes de l'insurrection, s'intéresse au problèmes de l'élevage et à l'immigration néo-hébridaise comme moyen de faire face au manque de main-d'œuvre.

Toutefois dès le dernier trimestre de 1881 les choses changent. Le Néo-Calédonien publie sous la signature "Rata Plan" une Chronique Nouméenne qui ne manque pas de saveur anecdotique mais par son côté satirique et son style joyeusement ironique donne un petit air frondeur à ce journal jusqu'alors trop sérieux (85) . C'est qu'alors le texte de la nouvelle loi sur la presse est connu. Bien que sa promulgation dans la colonie ait été retardée par le gouverneur, on sait à Nouméa que sa mise en application ne saurait tarder et la presse se libère.

Le 23 octobre 1881, Eugène Mourot fait paraître Le Progrès de la Nouvelle-Calédonie. Selon la législation encore officiellement, en vigueur, il lui en aurait coûté le dépôt d'un cautionnement de trois mille francs. Il ne semble pas qu'il ait effectivement déposé cette somme relativement considérable pour faire paraître son journal, mais s'il l'a fait, il savait qu'il n'aurait pas trop à attendre pour la récupérer, l'application de la nouvelle législation excluant le cautionnement étant imminente. Comme on l'a vu, la loi du 29 juillet 1881 était officiellement rendue, applicable à la Nouvelle-Calédonie par arrêté du gouverneur en date du 9 novembre 1881, moins de trois semaines après la parution du premier numéro du Progrès.

 

2 - Les années 1882 et 1883.

 

Durant l'été austral de 1881-82 les effets de la nouvelle loi sur la presse et un consensus de rivalité entre anticléricaux et partisans de la Mission mariste s'étant constitué à Nouméa, les habitants de la colonie eurent la satisfaction de disposer à partir de cette époque de trois journaux aux options politiques et philosophiques nettement orientées.

Il y a d'abord Le Néo-Calédonien, journal modéré par excellence, neutre même pourrait-on dire, que la législation nouvelle allait contribuer de manière imprévisible à faire évoluer vers des positions plus partisanes. La loi de 1881 prévoyait en effet que le gérant d'un journal devait être français, or Louis Mostini était italien. Pour pouvoir continuer la publication du Néo-Calédonien, les actionnaires devaient trouver un autre gérant, ce fut Julien Bernier qui durant deux ans et demi allait assumer cette fonction en même temps que celle de rédacteur principal marquant fortement le journal de sa personnalité et lui donnant très vite un caractère anticlérical nettement affiché.

On trouve ensuite Le Progrès de la Nouvelle-Calédonie journal qu'Eugène Mourot écrit pratiquement seul et édite avec le soutien de la Loge maçonnique et de quelques anciens déportés de la Commune. Les options politiques du Progrèsse situent franchement à gauche. En hommage à la Révolution française, le journal paraît avec une double datation, celle du calendrier grégorien et celle du calendrier révolutionnaire.

Le numéro 1 (2 brumaire 90, 23 octobre 1881) annonce en première page la création de l'Imprimerie Nouvelle et publie une profession de foi sans équivoque : Le Progrès sera un journal colonial mais également un journal politique, du parti de l'Union Républicaine, ni modéré ni intransigeant mais aussi opportuniste que radical. Mourot ne prétend plus se placer à l'avant-garde révolutionnaire dont il fut autrefois, il est pour l'union de toutes les tendances républicaines estimant qu'il y a "encore bien assez de cléricaux et de monarchistes à combattre, sans compter les réactionnaires qui se dissimulent sous le nom de modérés et qui ne sont pas les moins dangereux de tous".

Se défendant de présenter là un programme et en dépit des positions politiques où il s'est nettement établi, Mourot ajoute que Le Progrès, indépendant de toute coterie, s'attachera à dénoncer tous les abus qui lui seront signalés, à défendre toutes les causes justes, à revendiquer énergiquement les libertés qui manquent à la colonie et, pour commencer, à demander la suppression de "ce régime du sabre qui fut toujours funeste à toutes nos colonies et la substitution d'un régime civil à cette organisation néfaste universellement condamnée". (86)

Cette volonté d'obtenir un gouvernement colonial démocratique, Mourot la complète en énonçant la nécessité d'adjoindre à une administration civile un Conseil général élu et de leur subordonner de façon "complète, absolue", l'Administration pénitentiaire dont une enquête venait de révéler les abus.

D'emblée Le Progrès se présente comme le journal des républicains qui viennent enfin de prendre sans partage le pouvoir en France. La démission de Mac-Mahon en janvier 1879 était une première victoire décisive, les élections législatives du 21 août 1881 dont le journal publie les résultats, en est une autre, laissant prévoir une Assemblée comptant "quatre cent soixante républicains environ et moins de cent réactionnaires".

C'est rendre publique dans la colonie la défaite des réactionnaires qu'il faut cependant continuer de combattre, comme il faut continuer de combattre les cléricaux fortement touchés par la loi sur les congrégations religieuses, combat que Le Progrès engage dès la seconde page du premier numéro où le rédacteur réclame l'application effective à la Nouvelle-Calédonie des décrets arrivés depuis plus d'un an dans la colonie, promulgués par un arrêté du gouverneur Olry et dont "on n'en a pas exécuté un traître mot". Suit une longue diatribe contre les maristes et trappistes "qui devraient être dispersés et dont les capucinières devraient être fermées depuis un an", que non seulement l'on a laissés tranquilles et libres de prêcher, confesser, faire de l'élevage et trafiquer "contrairement aux canons de leurs propres Conciles", mais qui en plus "émargent au budget".

L'attaque était nette et violente, elle devait être reprise ensuite sans relâche. Voilà sans doute une des raisons essentielles pour lesquelles dès la mi-février Alfred Laborde entreprend l'impression du Nouvelliste, premier hebdomadaire catholique, et monarchiste à paraître dans la colonie.

Alfred Laborde était un catholique convaincu qui avait un temps dirigé l'Imprimerie du Gouvernement puis, ayant été suspendu de ses fonctions en mai 1879, il avait fondé une petite imprimerie à Nouméa en décembre de cette même année. Les réalisations de cette imprimerie ne nous sont pas connues avant février 1882, le produit de cette activité devait permettre à Alfred Laborde de subvenir assez chichement aux besoins de sa famille car son fils Pierre reste durant tout ce temps employé comme ouvrier typographe à l'Imprimerie du Gouvernement où son père l'avait fait entrer comme apprenti en 1876. Avec l'impression du Nouvelliste, c'est un rythme de fonctionnement autrement intense qui allait être imposé à l'Imprimerie Laborde et Pierre abandonne à ce moment l'Imprimerie du Gouvernement pour rejoindre son père,

D'après ce qu'il nous en apprend dans une lettre circulaire du 4 août 1883 adressée à ses plus fermes appuis, c'est-à-dire ses abonnés, Alfred Laborde a commencé la publication de ce journal sans un abonnement assuré, sans une promesse de secours ou d'assistance, avec un matériel qu'il devait "à la bienveillance d'hommes de tous partis", l'aide de son fils aîné et les convictions de toute sa vie. Sa pensée, "en fondant Le Nouvelliste était surtout de défendre les intérêts catholiques vaincus (...) et menacés d'un complet écrasement."

La tâche ne fut pas du tout aisée. "J'ai dû chaque semaine, écrit-il, passer de la plume au composteur et la presse, variant par le travail de mes mains celui de mon intelligence, troublée par les soucis de la vie".

Ces soucis de la vie étaient essentiellement d'ordre pécuniaire, Laborde prétend que le journal et l'imprimerie lui rapportent seulement trois cents francs par mois, desquels il lui faut aussitôt retirer cent francs de loyer et cent cinquante francs de patente. La réussite ne devait pas être au rendez-vous d'Alfred Laborde et du Nouvelliste, la lettre du 4 août est un appel au secours : "Je sens (...) l'œuvre que j'ai entreprise péricliter entre mes mains."

Julien Bernier, Eugène Mourot, Alfred Laborde, sont les piliers du journalisme néo-calédonien des premières années 1880. Les journaux qu'ils animent s'opposent et se combattent, les personnes sont attaquées sur un ton parfois très virulent, la médisance s'étale en première page, des cartels sont lancés donnant lieu sur le pré à des rencontres d'opérette. (87)

Tout cela plaît au public qui en redemande et assure parfois un temps la prospérité de ces journaux, comme ce fut le cas du Progrèsqui a pu, au moins à ses débuts, tirer à mille exemplaires, tirage extraordinaire pour la colonie qui ne sera jamais égalé avant la fin du siècle. Il est manifeste également que c'est autant pour répondre à une demande que poussés par les nécessités de la concurrence que Le Néo-Calédonienainsi que Le Progrès, respectivement bihebdomadaire et hebdomadaire en 1882, paraissent trois fois par semaine à partir du troisième trimestre de 1883. (88)

À côté des trois organes de presse importants que je viens de passer en revue, deux publications éphémères sont à signaler fin 1882, début 1883.

C'est d'abord le Bulletin de la Société l'Union néo-calédonienne, petite revue d'une société locale fondée pour aider au développement du commerce, de l'agriculture de l'industrie et des mines en Nouvelle-Calédonie. Témoignage de la reprise des activités économiques, cet organe quelque peu didactique qui aurait pu présenter une réelle utilité en cas d'arrivée massive de colons, ne devait pas paraître bien longtemps, on n'en connaît que cinq numéros datés de novembre 1882 à janvier 1883.

De, l'autre publication il ne reste rien de plus à ma connaissance que le titre et quelques appréciations peu flatteuses dans Le Nouvelliste (89) , il s'agit du Moniteur de l'Anticléricalisme, organe de l'Union Démocratique de Propagande anticléricale, présidée par Marius Armand, ancien déporté de la Commune, ami d'Eugène Mourot dont il finance probablement en partie le journal. Il ne dut pas paraître plus de deux ou trois numéros du Moniteur de l'Anticléricalisme mais sa seule existence à cette époque témoigne de manière significative du climat de rivalités partisanes qui était en train de s'établir en Nouvelle-Calédonie.

 

3 - Les années 1884 et 1885.

 

1884 est l'année ou le dernier gouverneur militaire fait place au premier gouverneur civil. Le petit monde de la presse calédonienne semble une nouvelle fois pris de frénésie. Durant ces deux années, les dernières structures démocratiques sont mises en place avec l'institution d'un délégué de la Nouvelle-Calédonie auprès du Conseil supérieur des colonies et d'un Conseil général élu. Dès lors les élections vont se multiplier chaque année, le Conseil municipal aussi bien que le Conseil général se révélant des assemblées instables parce qu'extrêmement hétéroclites, où les personnalités aussi bien que les intérêts les plus variés s'affrontent sans merci et ou la démission d'un groupe minoritaire aux fins de provoquer de nouvelles élections est très rapidement érigée en système.

Seulement, pour que les nouvelles élections soient favorables à la minorité démissionnaire, il faut inciter les électeurs à "bien voter". La presse devient l'instrument privilégié de la propagande électorale où les moindres incidents sont amplifiés jusqu'à prendre l'aspect de véritables scandales, où l'on voit avec curiosité s'affronter les diverses forces qui tentent d'établir leur mainmise sur le microcosme néo-calédonien.

Le nombre des électeurs étant très petit, il dépasse à peine le millier en 1884 à l'occasion de l'élection du délégué et se trouve en baisse en 1885 pour l'élection du Conseil général, les abstentions étant généralement nombreuses, il suffisait de peu de chose pour faire basculer d'un camp dans un autre la majorité active du corps électoral.

À ce jeu politique la presse allait participer activement et les journaux deviendraient les enjeux de tractations qui devaient déboucher sur des changements radicaux d'orientation quand la majorité de leur conseil d'administration se trouverait modifiée par la vente de quelques actions ; on assisterait également à la création de nouveaux journaux quand de nouveaux groupes d'intérêts se constitueraient pour se lancer dans la course au pouvoir local.

Ainsi, en mai 1884, Le Nouvelliste cesse de paraître. Le parti clérical abandonne-t-il la partie ? Renonce-t-il à se faire entendre du public par la voix de la presse ? Point du tout, l'affaire est beaucoup plus compliquée et l'on assiste, en juin 1884, a un bouleversement des données qui n'est que transitoire et débouche sur une nouvelle crise, un an plus tard, pour trouver en fin de compte une sorte d'aboutissement en 1886.

À l'origine de tout il y aurait eu en 1884, il y a eu de façon certaine en 1885, intervention du gouverneur.

Durant les premiers mois de1884, le gouverneur Pallu de La Barrière,- dont le Progrès appuyait la politique et passait de ce fait aux yeux du public pour l'organe officieux du régime,- le gouverneur Pallu, disais-je, subissait des attaques incessantes et de plus en plus virulentes de la part de Julien Bernier, dans Le Néo-Calédonien. Ces attaques dont les termes furent repris par des journaux de métropole semblent avoir causé quelque inquiétude au gouverneur qui aurait essayé par l'intermédiaire de particuliers de neutraliser son ennemi déclaré. Pour ce faire, "deux maisons de la place"négocièrent aux fins d'acquérir des actions de l'Imprimerie Civile en quantité suffisante pour imposer une autre politique à son journal. La tractation qui avait échoué en mars-avril finit par réussir fin mai. Le 2 juin, les nouveaux actionnaires majoritaires imposaient à Julien Bernier un Comité de Direction chargé de le contrôler qui supprima derechef l'article que le journaliste consacrait à "l'événement du jour", c'est-à-dire au changement qui venait de se produire à l'Imprimerie Civile.

Julien Bernier quitte alors Le Néo-Calédonien, adresse à Eugène Mourot une lettre, accompagnée de son article censuré par le Comité de Direction, donnant toutes les explications nécessaires pour comprendre "l'affaire du Néo-Calédonien". Lettre et article de Bernier paraissent dans Le Progrès du 5 juin. Le 6, Julien Bernier qui a. collecté en trois jours 42 700 F, achète à Alfred Laborde le matériel d'imprimerie du Nouvelliste, fonde, avec ses commanditaires, la société par actions l'Imprimerie Nouméenne et publie un nouveau journal, L'Indépendant dont le premier numéro est distribué gratuitement, le 9 juin, dans les rues de Nouméa.

Tandis qu'au Néo-Calédonien un tout jeune homme, Albert Epardeaux succède à Julien Bernier, celui-ci, au moyen de son nouveau journal, continue de plus belle et en toute quiétude ses attaques contre le gouverneur Pallu de La Barrière dont il annonce, le prochain rappel en métropole.

Son renseignement était exact : le 22 juillet, le gouverneur Pallu transmettait ses fonctions à son ex directeur de l'Intérieur devenu le premier gouverneur civil de la Nouvelle-Calédonie, Adolphe Le Boucher, puis quittait la colonie.

Un nouveau changement dans la presse nouméenne devait coïncider avec ce départ : le 30 juillet Le Progrès de la Nouvelle-Calédonie devenait Le Progrès de Nouméa. Au-dessus du nouveau titre, on peut lire la devise "Tout pour la République et la Nouvelle-Calédonie", mais la datation d'après le calendrier républicain est abandonnée. Le format est plus grand, le prix au numéro s'élève de 35 à 50 centimes, mais le tarif des abonnements ne varie pas car le journal ne paraît plus que deux fois par semaine. Eugène Mourot reste gérant et directeur politique du nouveau Progrès et il promet que la ligne politique du journal restera la même tant qu'il en gardera la direction, mais il n'en est plus l'unique propriétaire en titre : le 10 juillet, il avait conclu une association avec un négociant de Nouméa, Edmond Larade, formant la Société Civile du Proprès dont la durée était fixée à trois ans et dont Edmond Larade était l'administrateur et détenait seul la signature sociale.

Pourquoi cette association ? Exception faite de la brève période correspondant à la campagne pour l'élection du délégué (décembre 1883 - avril 1884) où, Routier de Granval, candidat, lui avait été associé comme "administrateur"afin de se faire mieux connaître, Mourot avait toujours dirigé seul Le Progrès.

D'après des indiscrétions de ses confrères, Mourot aurait fondé son journal en 1881 avec le concours financier de Gratien Brun, le plus important éleveur de la colonie qui l'aurait ensuite continuellement soutenu jusqu'en avril 1884, époque à laquelle il quitte provisoirement la Nouvelle-Calédonie pour se rendre en France (90). Sans aide financière, à cette époque là, Le Progrès ne devait pas pouvoir survivre, c'est cette considération qui a conduit Mourot à chercher un autre bailleur de fonds, quitte à aliéner une partie de son indépendance.

Au public, Mourot donne l'explication suivante qui se vérifie dans les faits mais qui n'est que partielle :

 

Moi aussi, j'ai fait une opération que je ne dissimule en aucune sorte et que je ne cherche point, à dissimuler.

Pour augmenter le format et le matériel du Progrès et faciliter l'affaire au point de vue commercial, j'ai cédé la moitié de la maison, sachant qu'elle resterait républicaine et radicale." (91)

 

Entre autres, en première page du premier numéro du Progrès de Nouméa, on peut lire les lignes suivantes :

 

"Le Progrès de Nouméa paraissant huit jours après l'inauguration du gouvernement civil en Nouvelle-Calédonie datera néanmoins de cette modification à nos institutions.

Monsieur Le Boucher à qui nous sommes cordialement dévoués, connaît la Nouvelle-Calédonie. Il a dû éprouver un véritable plaisir en nous retrouvant avec les sentiments d'autrefois."

 

L'administration du journal aurait bien voulu lui faire tenir sous le gouverneur Le Boucher le rôle d'organe officieux que jouait Le Progrès de la Nouvelle-Calédonie au temps du gouverneur Pallu, mais Julien Bernier manœuvra plus habilement et ce fut L'Indépendant qui, ayant dès l'abord soutenu à fond le nouveau gouverneur tout en continuant ses attaques contre l'ancien, obtint les faveurs de la "Haute Administration". (92)

L'association Mourot - Larade ne devait pas durer longtemps. Le 30 août la société était dissoute et Mourot quittait la rédaction du Progrès, le 5 novembre, définitivement brouillé avec Larade qu'il accusait de pratiquer l'usure à ses dépens et de vouloir diriger sa plume contre d'honorables personnalités. (93)

L'Imprimerie du Progrès devenue Imprimerie Larade est déménagée rue Palestro et Charles Lemaître qui participait déjà à la rédaction du journal, en devient le gérant.

Edmond Larade semble avoir alors songé à renoncer à s'occuper d'imprimerie et de journalisme, un entrefilet en troisième page de L'Indépendant du 11 décembre 1884 nous apprend qu'un commerçant de Bourail a été chargé de placer Le Progrès et l'imprimerie dans ce centre, Larade lui-même s'inscrivant pour trois mille francs d'actions dans la société qui pourrait être ainsi créée.

Cette tentative de liquidation de l'imprimerie et du Progrès a certainement été l'un des éléments de base d'une curieuse affaire qui met à jour l'un des aspects multiples de l'état d'esprit qui régnait en ce temps-là dans cette colonie.

Au début de février 1885, il est question de fonder à Bourail un journal qui aurait pour titre La Solidarité.

La première mention de ce projet se trouve dans un autre entrefilet paru dans L'Indépendant du 3 et conçu en ces termes :

 

"Le Progrès convoque les membres de la Société pour la formation d'un nouveau journal à Bourail pour le 1er février 1885, dans la salle de M. Paupardin. Ce qui veut dire que le propriétaire de ce journal veut à tout prix écouler son vieux matériel aux dépens de quelque naïf qui se laisserait prendre au piège.

Espérons que La Solidarité, tel serait le titre du nouveau journal, ne trouvera de solidarité nulle part pour cette combinaison".

 

Il s'ensuit une petite polémique dans la presse de Nouméa d'où il ressort que La Solidarité dont on connaît un seul commanditaire en puissance, J. Felten, serait imprimé à Bourail par des libérés du bagne dont ce journal deviendrait le porte-parole.

Pour cette raison, L'Indépendant, très nettement, et Le Néo-Calédonien, de façon plus nuancée, prennent parti contre la création de ce journal ; Le Progrès, étant de trop près lié à l'affaire, ne donne aucun avis.

En fin de compte, La Solidarité ne parut pas et il n'aurait pas été utile de consacrer ces quelques lignes à ce journal avorté si le simple projet de sa création n'avait provoqué une réaction surprenante de la part de l'Administration supérieure. L'Indépendant du 10 février,- n'oublions pas que ce journal est la voix officieuse du gouvernement local,- tout en attaquant encore "la combinaison par laquelle le directeur du Progrès voudrait se débarrasser de son vieux matériel", nous apprend que :

 

"Le Conseil Privé, comprenant la nécessité de donner à l'autorité des pouvoirs extraordinaires devant une telle situation, vient d'exprimer à l'unanimité le vœu que la loi sur la presse soit modifiée dans son application à la Nouvelle-Calédonie".

 

La situation évoquée est celle du désordre public qui pourrait résulter des attaques portées contre les plus hautes autorités par un journal de libérés, sous la protection de la loi de 1881.

Le chef du service judiciaire, Paul Cordeil fut chargé d'établir un rapport dont on ne sait pas au juste s'il fut ou non adressé à Paris, mais le bruit en courut.

L'affaire en fin de compte n'eut pas de suite, mais l'émotion avait été grande devant cette perspective de l'application à la colonie d'une loi d'exception portant atteinte à la liberté de la presse,- si longtemps attendue,- à la demande expresse du premier,- et tant espéré,- gouverneur civil de la Nouvelle-Calédonie.

 

Moins mouvementée mais d'une tout autre portée est la naissance au début de 1885 de deux publications produites intégralement par la Mission. L'Écho de la France Catholique, organe des intérêts religieux, patriotiques et coloniaux en Nouvelle-Calédonie, paraît pour la première fois le 9 février, sa publication ne devait s'achever qu'en 1939. L'Écho est accompagné pendant six mois par un mensuel paraissant au départ du paquebot des Messageries Maritimes, La Revue Catholique duVicariat Apostolique de la Nouvelle-Calédonie ; de plus, un Almanach Catholique est annoncé, "sous presse". Nous n'avons pas trouvé trace de cet Almanach, peut-être s'agissait-il en fait de L'Annuaire dont le titre n'avait pas encore été définitivement choisi. (94)

La Revue Catholique comporte douze pages et se propose, à une époque où "la colonie est sortie de son berceau"de faire connaître la situation de ses habitants à leurs frères de France, pour en obtenir un soutien, pour montrer les progrès de la colonie à ceux qui le temps d'un séjour ont fécondé de "leurs sueurs ce sol jadis si ingrat"puis sont repartis, pour montrer aux familles des bagnards ce qu'est le lieu d'expiation de "leurs plus chères affections".

On trouve dans les deux numéros qui subsistent de la collection des nouvelles locales en effet, qui font parfois double emploi avec des articles parus dans L'Écho, et des notices sur les Missions catholiques et la fondation du Vicariat apostolique de la Nouvelle-Calédonie.

Quant à L'Écho de la France Catholique, d'abord mensuel de six pages grand format imprimé sous la direction R.P. Lepeltier, à partir du N° 7,- pour répondre à la demande du public et afin de donner les télégrammes à mesure qu'ils arrivent,- il paraît dans un format légèrement réduit mais devient un hebdomadaire du jeudi. Ses destinées sont alors entièrement confiées à un professionnel de la presse, Alfred Laborde qui dès les premiers numéros avait été chargé d'imprimer L'Écho et La Revue Catholique sur les presses de l'Imprimerie Catholique.

Le ton n'est cependant pas du tout le même que celui qui était employé dans Le Nouvelliste : la polémique est évitée autant que faire se peut, malgré les attaques fréquentes de Julien Bernier. Lorsque riposte il y a, elle est généralement réduite à un entrefilet laconique et méprisant tel que :

 

"L'Indépendant continue à servir de temps en temps à ses lecteurs de basse classe et de gros appétit une tartine anticléricale". (95)

 

Il arrive bien parfois que toute la première page soit consacrée à la polémique, mais c'est chose rare, L'Écho est un journal sage dont le but reste avant tout de donner des nouvelles du monde catholique, des nouvelles de la colonie essentiellement en rapport étroit avec les actes de la Mission ; le seul terrain de combat de ce journal devait se situer dans le domaine de l'éducation de la jeunesse, dans la défense de l'enseignement catholique dont il assura la propagande dans la colonie.

 

La crise de la presse nouméenne dont j'ai décrit le premier acte joué en juin-juillet 1884, amorce une nouvelle phase le 11 juin 1885 avec le départ du Néo-Calédonien d'Albert Epardeaux.

Ce jeune homme,- il avait vingt-deux ans en 1884,- a fait au Néo-Calédonien, durant un an, des débuts de journaliste prometteurs, ses duels de plume avec Julien Bernier méritent d'être lus, ils ne tournent pas toujours à l'avantage du plus expérimenté, ses articles de fond abordent pertinemment des sujets très variés mais toujours relatifs à la Nouvelle-Calédonie.

Curieusement, c'est pour la même raison que Julien Bernier, un an auparavant, qu'Albert Epardeaux quitte Le Néo-Calédonien. Les actionnaires qui avaient fait pression sur Bernier pour plaire au gouverneur Pallu de la Barrière, font pression sur Epardeaux parce qu'il a déplu au gouverneur Le Boucher par deux articles sur les travaux des routes et l'aménagement de la côte (96) , articles auxquels le gouverneur impose une rectification de son cru qui paraît dans Le Néo-Calédoniendu 8 juin.

Par contre, le président du conseil d'administration du journal refuse à Albert Epardeaux l'insertion d'un article de réponse, ce qui motive la démission du rédacteur en chef du Néo-Calédonien,qui obtient sans peine la publication de son article contre le gouverneur dans les colonnes du Progrès. (D24)

Julien Bernier exulte : il publie dans L'Indépendant la rectification du gouverneur avec un petit commentaire de satisfaction puis, le 11 juin, il consacre son article de fond au départ d'Albert Epardeaux de la rédaction du Néo-Calédonien profitant de l'occasion pour critiquer l'homme et le journal, et conclure en conseillant à son jeune confrère : "Allez au Progrès ! Vous y serez à votre place".

Albert Epardeaux, en effet, entrait au Progrès quelques jours plus tard, le 17 juin.

Le 1erjuillet, alors que pendant quelques jour le directeur de l'Imprimerie Civile, Louis Mostini, avait assuré un intérim de rédaction, Eugène Mourot prenait la relève et, sans en avoir le titre, allait faire office de rédacteur en chef du Néo-Calédonien pendant quelques mois.

Ce chassé-croisé des rédacteurs des principaux journaux de Nouméa ne termine pas la période d'instabilité de la presse néo-calédonienne, Albert Epardeaux quittait Le Progrès le 18 août, deux semaines exactement après le remplacement du gérant Charles Lemaître par un nouveau venu, Henri Hillairet.

Les attaques portées par Le Progrès contre le gouverneur et le maire de Nouméa, Charles-Michel Simon, furent si violentes que ce dernier put engager un procès contre le journal, obtenant une condamnation suffisante pour inciter Edmond Larade à abandonner une entreprise aussi onéreuse : Le Progrès cessait de paraître le 12 septembre 1885. (97)

 

4 -Le Casse-Tête et  La Lanterne.

 

Avant même de quitter Le Néo-Calédonien, Albert Epardeaux s'inspirant du tout premier des journaux de l'île des Pins, avait entrepris sous le pseudonyme "René de Chalonnes" de faire réaliser par la petite imprimerie lithographique Ducros et Ravot un journal satirique illustré intitulé Le Casse-Tête Calédonien.

Le premier numéro de ce mensuel qui ne devait paraître que six fois était vendu dans les rues de Nouméa le dimanche 7 juin 1885.

Évidemment, Julien Bernier après avoir adressé au nouveau venu dans la presse nouméenne des souhaits de bienvenue dans lesquels il met "toute la somme de méchanceté dont il est capable", éreinte la nouvelle publication et son rédacteur sur la réelle identité duquel il ne semble pas avoir beaucoup hésité.

Il est vrai que les nombreuses têtes de Turc que Le Casse-Tête Calédonien a choisi de faire siennes, les gens de presse sont en bonne place à côté des hommes d'affaires et des fonctionnaires de l'Administration pénitentiaire et de la Justice. Le gouverneur et le maire de Nouméa sont mis en scène à l'occasion de la revue du 14 juillet où les adversaires du premier gouverneur civil moquèrent sa tenue officielle qui sembla particulièrement chamarrée et toute militaire aux habitants du chef-lieu qui la voyaient pour la première fois. (D25)

Quant à Julien Bernier, il est particulièrement visé, en toutes occasions, soit comme candidat malheureux aux élections, soit comme journaliste, soit comme particulier à propos d'un fait divers auquel il avait été mêlé quelques années auparavant et qui est présenté par Le Casse-Tête Calédonien dans une version à la fois grivoise et médisante, sous la forme d'une bande dessinée en ombres chinoises commentées. (D26)

La disparition du Progrès de Nouméaest à l'origine de la fondation d'un autre journal satirique hebdomadaire lithographié par G. Ducros, La Lanterne, que rédige et gère Henri Hillairet lequel semble s'être lancé dans cette entreprise à la fois pour subvenir à ses besoins et pour assouvir ses rancunes.

Henri Hillairet était, jusqu'au mois de juillet 1885, commis de l'Administration pénitentiaire et il collaborait à la presse locale depuis longtemps déjà : comme greffier du Premier Conseil de guerre, il avait d'abord communiqué à Julien Bernier,- alors rédacteur en chef du Néo-Calédonien,- des renseignements sur les criminels jugés, en même temps qu'il lui fournissait des arguments contre le gouverneur Pallu de la Barrière, mais il avait ensuite refusé de collaborer à L'Indépendant et finalement avait discrètement loué sa plume au Progrès de Nouméa.

À l'occasion de l'élection des conseillers généraux en juillet 1885, Henri Hillairet se trouva mêlé à un incident, opposant, au cours d'une réunion électorale, un commis de l'Administration pénitentiaire à un commandant de pénitencier. Le commis fut suspendu de ses fonctions par le gouverneur dès le lendemain matin et, le soir même, une réunion privée réunissait une quarantaine de personnes au Cercle de l'Amicale des Fonctionnaires Civils pour discuter des élections et de l'incident en question. Dans le feu de la discussion, Henri Hillairet proposa de constituer un jury d'honneur composé de notables de la population pour juger certains actes de l'autorité.

Mais il y avait à cette réunion un fonctionnaire qui la rapporta dans ses moindres détails au gouverneur et, considérant que "discuter la décision d'un gouverneur c'est monstrueux", Le Boucher faisait un exemple en révoquant Henri Hillairet et en prononçant huit suspensions de commis de l'Administration pénitentiaire et trois blâmes.

Henri Hillairet devenait quelques jours plus tard gérant du Progrès de Nouméa ; mais, violemment engagé, comme nous l'avons vu, ce journal cessait bientôt de paraître à la suite d'un procès de presse qui s'annonçait ruineux pour son propriétaire. Hillairet créait alors La Lanterne, dont le premier numéro porte la date du 30 octobre et se classe d'emblée dans la lignée des petites feuilles satiriques, engageant violemment la polémique contre la magistrature coloniale, les monopoles d'affaires et, bien entendu, le gouverneur Le Boucher qui eut droit en cette occasion à une caricature raillant son goût du clinquant dans l'uniforme de sa fonction. (D27)