II . Les premiers journaux indépendants (1874 -1880)
1 - L'Imprimerie Civile et son journal.
Nous avons vu comment une tentative pour éditer une petite revue à caractère scientifique avait avorté en 1871. Près de quatre ans plus tard, en décembre 1874, paraissait une modeste feuille d'annonces qui allait rapidement évoluer et, prenant la forme d'un plus conséquent "journal des intérêts maritimes, commerciaux et agricoles" (20), devait durer plus de trois ans marquant ainsi en Nouvelle-Calédonie les véritables débuts de la presse non officielle.
Les conditions générales étaient alors plus favorables qu'en 1871 du fait essentiellement de l'accroissement de la population et du développement des affaires commerciales qui en était résulté.
C'est dans ce contexte d'affairisme en expansion que la création d'une imprimerie privée put tenter quelques investisseurs.
La Société de l'Imprimerie Civile de Nouméa, au capital de 30 000 F, est légalement constituée par arrêté du 11 décembre 1874 qui autorise en outre la Société à publier un périodique d'annonces et avis divers. Le directeur-gérant en est Joseph Bouillaud, commissaire encanteur de son état qui, sans délaisser ses activités antérieures, dédiera dorénavant le plus clair de son temps à l'imprimerie et au journal.
Les Petites Affiches de la Nouvelle-Calédonie nous sont connues dans leur première forme par un exemplaire unique déposé à la bibliothèque Bernheim de Nouméa (21) . C'est une petite feuille de quatre pages comportant exclusivement des annonces, quarante-huit en tout, consacrées pour l'essentiel à des maisons de commerce de Nouméa mais dont la plus importante, qui occupe les deux colonnes centrales de la première page, concerne le nickel. Ce qui devait devenir la principale ressource de la Nouvelle-Calédonie occupait déjà une place de choix dans les manifestations publiques de l'économie du pays. Cette annonce, de même que deux autres, sont rédigées en français et en anglais, témoignant de la forte minorité d'anglophones qui résidaient dans la colonie, intéressés aux affaires commerciales ainsi qu'aux mines et conservant des liens étroits avec les deux colonies anglaises voisines où capitaux et main-d'œuvre, surtout en Australie, ne manquaient pas et, convenablement sollicités, pourraient être attirés par la Nouvelle-Calédonie.
Deux mutations devaient s'opérer par la suite, faisant des Petites Affiches - un peu plus de six mois après la parution du premier numéro - un journal presque complet, apte en tout cas à toucher un large public. (22)
On ne peut qu'imaginer le résultat de la première métamorphose survenue en mars 1875 où, à l'issue de délibérations du Conseil privé, la Direction des Petites Affiches obtient l'autorisation de publier en plus des "annonces et avis divers", des mercuriales, des statistiques, des actes administratifs et les télégrammes insérés dans Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie. Aucun des journaux de ce type transitoire ne nous est connu.
La seconde métamorphose survient en juin 1875, quand un arrêté du gouverneur de Pritzbuer permet aux Petites Affiches de devenir un authentique journal "libre" en autorisant la publication dans ses colonnes d'articles sur l'agriculture, le commerce et l'industrie. Liberté toute relative et étroitement surveillée puisque l'autorisation est assortie d'une condition limitant étroitement la portée des articles publiés : ils ne doivent comporter de commentaires d'aucune sorte. (D05)
Le journal change de format, il grandit, mais alors qu'il paraissait auparavant deux fois par semaine, il devient hebdomadaire dans sa nouvelle formule, il sera vendu chaque mercredi à partir du 7 Juillet 1875, sans changement de tarifs, lesquels sont du reste assez élevés si on les compare à ceux d'un journal métropolitain équivalent. (23)
Peut-être était-il également destiné à voir son titre modifié puisque dans l'article qu'il fait paraître en première page pour annoncer la transformation du journal - le premier article qu'il signe -, Joseph Bouillaud nomme son journal "Les Petites Affiches de Nouméa" (24) . Cet article contient le programme de presse des Petites Affiches qui se réduit à une justification utilitaire, le journal doit renseigner les nouveaux venus sur les ressources de la Nouvelle-Calédonie et leur éviter de commettre les mêmes erreurs que leurs prédécesseurs afin de favoriser le progrès du pays. Suit immédiatement un appel au concours des hommes de bonne volonté installés depuis longtemps dans la colonie pour qu'ils adressent au journal des communications découlant de leur expérience et susceptibles d'être publiées. (25)
Rien de bien original, on le voit, dans tout cela : les Petites Affiches, en 1875, ne semblent pas destinées à innover par rapport au Moniteur de 1862.
La deuxième moitié du journal reste réservée aux annonces, les deux premières pages sont consacrées aux nouvelles et aux articles :
- Nouvelles extraites de journaux reçus de France ou du Moniteur local, avec lequel les Petites Affiches prennent aussitôt leurs distances en publiant les dépêches télégraphiques qu'elles lui empruntent assorties de la mention "Sous toutes réserves", ce qui est pour le moins peu flatteur pour le journal officiel et quelque peu discourtois mais concurrence oblige ;
- Articles pouvant intéresser ou distraire les lecteurs par leur caractère utilitaire ou anecdotique (26) .
À côté des articles signés "J.B." pour Joseph Bouillaud, ou "La Rédaction", la participation des habitants de la colonie à la rédaction des Petites Affiches a été effective, surtout en. 1876 où l'on trouve une quarantaine de signatures différentes dans les pages du journal contre un vingtaine en 1875 et une dizaine seulement en 1877.
Parmi ces rédacteurs occasionnels, certains devaient continuer bien après la disparition des Petites Affiches à livrer de la copie à la presse locale sans pour autant en faire leur activité principale, je mentionnerai entre autres Georges Amic, éleveur et Jean Chardar, agriculteur.
Beaucoup n'ont laissé que des initiales anonymes, i1 peut s'agir quelquefois de déportés, la participation de Louise Michel par exemple est certaine qui fait paraître sans signature sous forme de feuilleton, du 29 septembre au 15 décembre 1875, les Chansons de Geste Canaques, qu'elle devait publier ultérieurement à Paris sous un titre un peu différent (27) ; quelquefois il s'agit de particuliers simplement désireux de conserver l'anonymat vis à vis du public par simple modestie ou par souci de ménager leur avenir.
Les emprunts à la presse métropolitaine ou étrangère, articles complets ou extraits choisis, sont fréquents mais toujours bien référencés, ce qui permet d'établir quelques constatations non dénuées d'intérêt :
- Trois journaux seulement ont été sollicités par les Petites Affiches durant leur trois années d'existence, Le Figaro, Le Journal d'Outre-mer et un journal australien, le Sydney Morning Herald ;
- Les Petites Affiches font des emprunts essentiellement aux journaux français, vingt-huit titres sur trente-sept recensés et cinquante-quatre citations sur un total de soixante-quatorze ;
- Le nombre des emprunts à la presse extérieure augmente régulièrement, passant de seize en 1875 à vingt-quatre l'année suivante et à trente-quatre en 1877. (T03)
L'observation de ces données semble indiquer un glissement continu de la part de la Rédaction du journal, des sujets généraux propres à la Nouvelle-Calédonie vers des sujets extérieurs. On est alors tenté de mettre en rapport cette évolution avec la nature de la demande du public dont une fraction importante est composée d'individus que la colonisation intéresse médiocrement et qui n'espèrent qu'une chose : que leur exil prenne fin ; en attendant de revoir la France, ils souhaitent en avoir des nouvelles et c'est à la presse qu'incombe ce devoir.
Il est indispensable de nuancer une telle impression. À bien y regarder, l'année anormale, quant à la répartition des articles suivant leur origine, c'est 1876 où l'on trouve, à côté de onze articles importants provenant de la Rédaction, sept signataires occasionnels de plusieurs articles et trente-deux signataires d'un article unique. La bonne volonté du public est réellement extraordinaire cette année-là, le journal semble l'affaire de tous et ce sont ses lecteurs qui lui fournissent l'essentiel de sa copie, la Rédaction et les emprunts à la presse extérieure venant loin derrière.
En 1875 existait un autre déséquilibre, la Rédaction ne fournissait pratiquement rien, le journal dépendait pour l'essentiel de deux collaborateurs principaux, Charles Lemire, directeur du Service télégraphique, qui produit une série intitulée Le Présent et l'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, et celui qui signe ses articles des initiales L.G. (28)
Les Petites Affiches ont finalement bien évolué puisque dans leur troisième année d'existence l'équilibre le meilleur est réalisé entre ce qui dans leurs colonnes est d'origine locale et ce qui est d'origine extérieure, que la part due à la Rédaction s'est accrue alors que les participations occasionnelles ont tout naturellement régressé. On peut prétendre que le journalisme en Nouvelle-Calédonie est en passe de devenir affaire de professionnels.
Les thèmes auxquels s'attache fondamentalement la Rédaction du journal ont en général un caractère économique nettement marqué, aussi bien lorsqu'il s'agit d'articles concernant la colonie proprement dite où les mines, l'agriculture et l'élevage, la main-d'œuvre, l'aménagement de Nouméa, les activités financières de la place sont les sujets le plus souvent traités, que lorsqu'il s'agit de nouvelles de l'extérieur.
Dans ces conditions, il était bien difficile de respecter à la lettre les conditions draconiennes des arrêtés du 11 décembre 1874 et du 24 juin 1875 qui imposaient au journal publié par l'Imprimerie Civile de n'assortir ses articles d'aucune appréciation ou discussion, de s'abstenir en un mot de tout commentaire.
La presse ne s'est jamais accommodée de ce genre de contrainte, au dix-neuvième siècle pas plus qu'à toute autre époque et le cas particulier d'un journal publié dans une colonie soumise à l'autorité d'un gouverneur militaire aux pouvoirs très étendus mérite quelque attention. Les relations entre la presse indépendante et 1'Administration sont relativement complexes en raison des divergences de vue qui les séparent au sujet des intérêts de la colonie et de rapports de force qui évoluent insensiblement en faveur des Petites Affiches.
Pendant près d'un an le journal respecte à la lettre les conditions des arrêtés constitutifs ; dans l'un des articles intitulés Le Présent et l'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, reconnaissance est même faite du bien fondé d'un étroit contrôle de la presse par les pouvoirs publics dans une colonie comme la Nouvelle-Calédonie, il est vrai que Charles Lemire, auteur de l'article, est un fonctionnaire.(29)
Le numéro 80 du 17 novembre 1875 contrevient de façon assez subtile à la règle qui interdit implicitement aux Petites Affiches d'émettre des critiques contre l'Administration. En troisième page, parmi de nombreuses annonces on trouve celle-ci :
"A vendre ou à louer immédiatement plusieurs MAISONS et dépendances situées dans le haut de la ville de Nouméa.
Ces immeubles servent de logements, mais sont devenus inhabitables à cause de l'impraticabilité des chemins, de l'envahissement des chèvres, de l'accumulation des immondices et surtout, des pluies de pierres provenant de mines tirées sur la montagne.
L'acquéreur pourrait tirer parti de ces constructions en les faisant servir de dépôt de guano ou de nickel. Une installation très simple de poulies permettrait de se passer de routes.
S'adresser à Me RICHARD, notaire à Nouméa."
Le caractère satirique de l'annonce dut échapper au censeur officiel puisque le journal obtint le "bon à tirer", mais cet écart lui valut un premier avertissement qui devait être publié par Le Moniteur ainsi que par le Bulletin Officiel, et être imprimé en première page des Petites Affiches du 24 novembre. (D06)
Surprise, l'Administration, avait réagi avec sévérité. Par la suite, Les Petites Affiches devaient encore de nombreuses fois se permettre de prendre des libertés en regard de la ligne de conduite qui leur était imposée sans pour autant provoquer d'aussi vives réactions. Par exemple, le premier article que Georges Amic signe du pseudonyme "ZED", dans le numéro du 28 juin 1876, comporte une vive critique contre le manque de liberté de la presse en Nouvelle-Calédonie, le directeur du journal est accusé de ne pas réagir et de décourager les bonnes volontés à force de trop de sagesse (D07) . On est loin de la reconnaissance librement consentie du bien fondé d'un étroit contrôle de la presse par l'Administration, principe soutenu moins d'un an plus tôt dans la même feuille par Charles Lemire ; cependant, ce défi ne provoque aucune réaction en haut lieu. Il ne faut pas croire pour autant que l'attitude de l'Administration se libéralisé réellement vis à vis de la presse, un article paru dans le numéro du mercredi suivant traitant d'une récente adjudication de terrains de la ville, attire au journal une vigoureuse semonce de la part du directeur de l'intérieur :
".. Il suffit de lire l'article que cette lettre concerne pour s'assurer que Les Petites Affiches sont complètement sorties du cadre que leur a tracé l'arrêté du 24 juin 1875.
L'Administration Supérieure a cru ne pas devoir empêcher l'impression de l'article en question parce qu'il traite d'une affaire qu'il lui répugne d'étouffer du moment qu'elle est soulevée, mêmepar ceux qui n'ont aucune, mission pour cela. Cet article a donc paru."(D08)
On ne sait pas ce que contenait l'article incriminé, le numéro 113 des Petites Affiches ayant disparu des collections publiques, ce qui est intéressant dans cette affaire, c'est que l'on y voit l'Administration tout à la fois menaçante et conciliante, annonçant plus de sévérité de sa part en cas de "nouvelles infractions aux règlements" et faisant appel à la raison du directeur des Petites Affiches dans l'intérêt d'un "pays placé dans les conditions aussi exceptionnelles que la Nouvelle-Calédonie".
Il est clair que les autorités, bien que cela fût en leur pouvoir, n'avaient pas l'intention d'interdire le seul journal indépendant de la colonie, elles n'en avaient peut-être même plus la possibilité morale faute de motif exceptionnel et elles avaient pris conscience qu'il ne leur était pas possible de le museler totalement malgré les dispositions de l'arrêté de juin 1875. Aussi, à l'avenir, l'Administration ne devait-elle plus adresser aux Petites Affiches que des rappels à l'ordre à insérer sous forme de communiqués, même quand, encore à propos d'une adjudication de terrains communaux, la Rédaction du journal ajoute à l'article un passage qui ne figurait pas dans l'exemplaire ayant reçu l'agrément de l'Administration. (30)
Fin 1876, la conjoncture cesse d'être favorable en Nouvelle-Calédonie. La vague d'expansion causée par l'afflux d'immigrants, libres ou forcés, est amortie; le nickel fait en Europe l'objet d'une spéculation à la baisse qui interdit provisoirement d'espérer un essor même modeste des activités minières; les éleveurs sont confrontés à une concurrence redoutable de la part des Australiens qui, victimes d'une grave sécheresse, bradent à très bas prix d'importantes fractions de leurs troupeaux.
C'est à ce moment bien défavorable que l'Imprimerie Civile, sans doute équipée à l'origine par ses fondateurs d'un matériel insuffisant, peut-être en partie usagé, dans le dessein de lancer cette entreprise en courant des risques limités, éprouve le besoin pressant d'accroître ses moyens et pour cela doit compléter son équipement. L'assemblée générale des actionnaires décide le 16 novembre 1876 de doubler le capital de la société en émettant trois cents obligations à cent francs.
L'emprunt n'obtint vraisemblablement pas le succès escompté puisque le président de la S.A. l'Imprimerie Civile convoque de nouveau les actionnaires en assemblée générale extraordinaire le premier février, l'ordre du jour étant le suivant : "Dissolution de la Société et nomination des liquidateurs". (31)
Au cours de cette assemblée générale, il est décidé de renouveler la tentative d'emprunt par obligations remboursables en dix ans et de prolonger la société quitte à en modifier les statuts.
L'Imprimerie Civile survécut à cette crise, non sans difficultés semble-t-il. De sévères mesures d'économie ont dû être prises en rognant notamment sur les dépenses en fournitures : à partir de février en effet, Les Petites Affiches sont imprimées sur un papier de moins bonne qualité, jusqu'alors blanc et souple, il devient gris et rigide, il est plus épais cassant et beaucoup plus fragile ; à partir de juin, la qualité du papier se dégrade encore, les journaux qui nous restent de cette période sont très abîmés, de nombreuses pages sont déchirées et tombent en miettes. Il s'agit là d'un changement de qualité certainement dû à un choix, non d'un phénomène général causé par un passage de la fabrication industrielle du papier à partir de la pâte de bois en remplacement du papier-chiffon qui aurait mis les gestionnaires de l'Imprimerie Civile dans l'impossibilité de trouver sur le marché du bon papier : le papier habituel des journaux calédoniens ne devait qu'exceptionnellement être aussi mauvais par la suite et chaque fois qu'on la rencontre, cette dégradation de la qualité du papier d'un journal s'avère concomitante avec des difficultés de trésorerie. (32)
Aussi évident que le recours aux limitations des dépenses, il importait tout naturellement d'accroître les ventes au mieux, pour cela les Petites Affiches devaient conquérir,- ou reconquérir,- des lecteurs. Ce souci se manifeste d'abord par une augmentation du format du journal à partir du 20 juin 1877, un avis en première page en donne l'explication suivante qui se passe de commentaires :
"L'abondance des matières nous a depuis quelques temps mis dans l'obligation de supprimer soit la Variété soit tout ou partie du Feuilleton. Plusieurs personnes ayant témoigné leur mécontentement de cette suppression, nous avons adopté un format plus grand de manière à contenter tous nos abonnés".
Puis, les Petites Affichesabandonnent un peu de cette prudence que d'aucuns leur reprochent et publient des articles davantage engagés, davantage conçus pour attirer les lecteurs, mais plus dangereux vis à vis de l'Administration.
Dans ces conditions, communications officielles et rectifications administratives imposées ne sont plus jugées à la mesure du comportement du journal et la censure taille carrément des blancs dans les colonnes des Petites Affiches. C'est ce qui se passe le 2 mai puis le 15 août 1877. J'ai eu connaissance des raisons qui ont motivé la seconde de ces deux mesures car l'épreuve primitive de la page censurée a été transmise au ministre accompagnée d'un rapport du gouverneur de Pritzbuer, l'ensemble est actuellement déposé aux Archives Nationales, Section Outremer. (33)
L'article censuré est signé "ZED", il s'intitule "Où allons-nous ?" et c'est un véritable bilan catastrophe de la colonie qui est dressé là à partir de cinq constatations développées par l'auteur :
- Le nickel ne se vend pas ;
- Les bœufs ne se vendent pas ;
- Le commerce n'exporte pas ;
- Gomen ne colonise pas (34) ;
- Le tabac n'a pas réussi.
Et le gouverneur reconnaît dans son rapport qu'à part les affirmations concernant le tabac qu'il juge pour sa part erronées, tout le reste est exact. (35)
À propos du troisième point où la Banque de la Nouvelle-Calédonie est prise à partie et présentée comme principale responsable du marasme commercial de la colonie le gouverneur écrit :
"Je ne veux pas que le journal attaque la Banque parce qu'il est évident qu'en discréditant cet établissement privilégié on nuit à la colonie." (D09)
Ce sont les attaques contre la Banque, attaques fondées sur des réalités que l'on sait aujourd'hui parfaitement exactes et que les faits devaient rapidement démontrer, qui allaient valoir aux Petites Affiches un second avertissement le 12 septembre puis une suspension d'un mois à la suite de l'article "La Banque de Nouvelle-Calédonie" paru dans le numéro du 28 novembre 1877.
Mais la Banque venait d'être autorisée à surseoir ses paiements et devait être déclarée en faillite en janvier 1878.
On ne possède pas d'exemplaire des Petites Affiches passée la date du 28 novembre, cependant le journal dut continuer de paraître jusqu'en avril 1878 où, suspendu pour une durée de deux mois par le gouverneur Olry, il acheva son existence, remplacé un mois plus tard par un nouveau journal, La Nouvelle-Calédonie.(36)
- La succession des Petites Affiches.
La Nouvelle-Calédonie, ce n'est rien d'autre que les Petites Affiches affectées d'un nouveau titre : même sous-titre, même imprimerie, même gérant, même format, même prix... Une seule différence apparente au premier coup d'œil : alors que les Petites Affiches paraissaient imprimées sur trois colonnes, La Nouvelle-Calédonie, est imprimée sur quatre colonnes, un détail, encore cette différence n'est-elle certaine que pour les numéros parus en 1879, on ne possède aucun exemplaire des trente-trois numéros publiés en 1878.
Ce simple changement de titre présentait comme seul véritable avantage de permettre à la publication hebdomadaire de l'Imprimerie Civile de reparaître un mois plus tôt que ne l'y autorisait l'arrêté de suspension du 13 avril.
Il n'en demeure pas moins que pour nous ce changement est cause d'un véritable hiatus d'un an entre le dernier numéro connu des Petites Affiches et le premier de la collection de La Nouvelle-Calédonie, il n'y a trace d'aucun de ces deux journaux pour l'année 1878 dans les dépôts publics. Le changement de titre entraînant des reliures différentes ou pas de reliure pour une petite collection, une interruption réelle d'un mois, le fait que l'année 1878, en raison de l'insurrection canaque, ait particulièrement attiré l'attention sur ces journaux, voilà bien des raisons pour expliquer cette lacune.
Le numéro 35 du 8 janvier 1879 est le premier exemplaire de La Nouvelle-Calédonie qui reste accessible et entier. Il témoigne d'une évolution très nette du petit monde de la presse nouméenne : on publie, d'autres journaux non officiels à Nouméa, imprimés sur d'autres presses que celles du Gouvernement ou de l'Imprimerie Civile, et déjà des duels de plumes dégénèrent en rencontres sur le pré. Le 5 janvier par exemple, Paul Locamus, éditeur de la Revue Illustrée, affrontait sur une propriété privée de la Vallée des Colons l'avocat Lalande Desjardins auteur de deux articles dans La Nouvelle-Calédonie défendant la thèse d'une indemnisation due aux colons victimes de l'insurrection, lequel s'était offensé d'un article paru dans la Revue Illustrée sous une signature fantaisiste et qui engageait une polémique au sujet de cette indemnisation sur un mode assez agressif dont le titre de l'article, Mendier n'est pas un Droit, suffit à donner le ton. (37)
L'un des thèmes qui occupe alors le plus largement les colonnes de La Nouvelle-Calédonie, c'est bien entendu l'insurrection canaque, pratiquement terminée en ce début de 1879. On peut y lire le récit des dernières expéditions, des dernières redditions ainsi que des protestations contre les habitants de Nouméa qui, servant de correspondants à la presse métropolitaine, ont tantôt exagéré, tantôt minimisé les faits ; réserve faite que la Rédaction des journaux de France ne soit directement responsable de ces déformations de la réalité,
Ce genre de rectification apportée aux assertionsde la presse métropolitaine sur ce qui touche à la colonie devait fréquemment se retrouver dans les journaux de Nouméa par la suite, il est vrai que l'éloignement et la lenteur des communications permettaient toutes les fantaisies au détriment de l'information exacte pourvu que cela fît vendre du papier. (38)
Cependant, La Nouvelle-Calédonie prend parti contre le projet de câble télégraphique sous-marin entre l'Australie et la colonie française.
Ce câble qui devait finalement être posé en 1894 s'annonçait pourtant d'une grande utilité pour la presse locale. Très pragmatique, La Nouvelle-Calédonie préconise d'employer les fonds destinés à la pose du câble pour réparer les désastres causés par l'insurrection, ce qui paraît plus urgent en la circonstance. (39)
Soucieuse de maintenir un certain équilibre entre l'information portant sur les faits survenus en France et dans le monde d'une part et l'information purement locale d'autre part, la Rédaction de La Nouvelle-Calédonie donne cependant une assez nette prééminence à cette dernière. Qui plus est, la Direction du journal semble s'être donné pour mission de faire changer les choses en Nouvelle-Calédonie dans le sens de la démocratisation. La démission de Mac-Mahon au début de l'année permettait tous les espoirs et c'est une véritable campagne de, civisme républicain qui est menée en 1879 pour demander la création de toute une série d'institutions qui seraient finalement accordées et constitueraient la structure administrative définitive de la Nouvelle-Calédonie, au moins jusqu'à la fin du siècle.
De toutes les institutions démocratiques demandées, un gouverneur civil, un délégué à Paris, un Conseil général un Conseil municipal élu, seule devait être accordée en 1879 l'élection du Conseil municipal de Nouméa, les autres allaient suivre dans les cinq années à venir.
Ce fut là l'occasion d'une première campagne électorale dans la presse locale. Campagne réduite à bien peu de chose par rapport à ce qui se produirait pour les élections ultérieures. La Nouvelle-Calédonie se borna à publier une liste de quinze candidats puis un message de satisfaction une fois les élections passées, treize des quinze élus figurant sur la liste qu'elle avait soutenue si modestement.
Il sera intéressant d'analyser en cette circonstance les idées qui ont été exprimées à propos du rôle que la presse serait amenée à jouer à l'occasion des élections. On parle notamment de créer des journaux dont la durée serait limitée à la période électorale, tant il apparaît généralement que les institutions démocratiques engendrent la diversité de la presse autant que la pluralité des partis.
Dès la première élection, tout comme en France la presse se révèle un bon marchepied politique : sur les quinze élus au Conseil municipal, deux dirigent alors des journaux de la place, ce sont Joseph Bouillaud et Paul Locamus.
Joseph Bouillaud, toujours directeur-gérant de l'Imprimerie Civile et du journal qu'elle édite, n'est propriétaire ni de l'une ni de l’autre, l'Imprimerie Civile étant une société par actions dont il n'est qu'un petit actionnaire, c'est cependant lui qui donne à La Nouvelle-Calédonie une orientation politique bien nette par des proclamations républicaines et anticléricales nombreuses et vigoureuses, ce que l'on chercherait vainement dans les Petites Affiches.(40)
La Rédaction accepte généralement d'ouvrir les colonnes du journal aux opinions diverses concernant des sujets propres à la colonie, mais elle n'hésite pas, le cas échéant, à les faire suivre de commentaires discordants. À propos, par exemple, d'un contrat passé entre John Higginson et l'Administration pénitentiaire concernant la cession à cette dernière de terrains proches de Nouméa aux fins d'y établir des condamnés libérés, la Rédaction prend parti contre cette transaction et pose aussitôt le très grave problème auquel sera confrontée la colonie jusqu'à la fin du siècle, résultant des rapports, le plus souvent d'opposition, qui commençaient à s'établir entre la colonisation et l'Administration pénitentiaire. Ainsi, très tôt la presse indépendante, par la voix de La Nouvelle-Calédonie, prenait la mesure du danger que représentait cette administration pour la colonisation libre qu'elle se devait de défendre, et elle engageait la lutte.
Prétendre que La Nouvelle-Calédonie a été un journal de combat serait sans doute exagéré, cependant il n'y a aucune commune mesure entre le contenu de ces articles attaquant franchement l'Administration et ce que l'on trouve écrit à peine un an plus tôt dans les Petites Affiches.
Fort d'une part, de la réalisation des "prophéties" concernant la banque Marchand, de la responsabilité évidente de l'Administration dans l'implantation et la protection de cet établissement, insistant d'autre part sur les responsabilités de l'Administration quant au déclenchement de l'insurrection canaque, l'hebdomadaire de l'Imprimerie Civile a nettement changé de ton vis à vis des autorités. Dans le numéro 39, la Rédaction publie un article intitulé La Lumière sous le Boisseau, véhémente protestation contre le fait que l'Administration ait refusé de communiquer le rapport du budget local pour 1879. C'est l'occasion pour le journal de demander de manière indirecte la création d'un Conseil général pour la colonie. Le rédacteur de l'article prétend que le Conseil privé ne fait qu'entériner les décisions de l'Administration qui y est représentée de façon majoritaire, il ne représente donc pas la population et le mystère qui entoure ses délibérations est âprement attaqué. La presse a pour mission essentielle de faire connaître au public tout ce qui le touche et l'Administration pratique depuis des années en Nouvelle-Calédonie une politique du secret administratif génératrice de déboires. (41)
On se demande comment, pour avoir sur un tel ton publié de telles attaques, La Nouvelle-Calédonie n'a jamais fait l'objet de rappels à l'ordre comme cela avait été le cas pour les Petites Affiches. Le gouverneur Olry était plus libéral que son prédécesseur, c'est cependant le gouverneur qui a signé le plus grand nombre d'arrêtés d'interdiction de journaux en Nouvelle-Calédonie. Il y a une explication à ce paradoxe : avant Olry la presse en est à ses débuts en Nouvelle-Calédonie, la presse non officielle s'entend, après lui, très rapidement elle sera protégée par la loi ; sous Olry, la presse libre prolifère et, abusant de la mansuétude de ce gouverneur très libéral pour l'époque, qu'elle pousse par ses excès à réagir, semble vivre une sorte d'adolescence turbulente, animée qu'elle était partiellement par des communards sentant approcher le moment de leur grâce après plus de six longues années d'exil, et par des personnages qui, tel Locamus, vivent alors en Nouvelle-Calédonie une aventure qu'ils ont choisie et qui nécessite une certaine agitation autour de leur nom, le scandale de presse étant un excellent moyen d'atteindre ce but.
La brièveté de l'existence de La Nouvelle-Calédonie n'est pas due à une interdiction prononcée par le gouverneur. Cet excellent journal,- l'un des meilleurs de la colonie pour la période faisant l'objet de cette étude,- qui assure remarquablement la transition entre une presse "tolérée" (42) et une presse régie par une loi démocratique, est assez curieusement mort d'un excès d'intransigeance républicaine.
La disparition du prince impérial, tombé en Afrique victime des Zoulous alors qu'il servait dans les troupes britanniques, constitue le point de départ d'un affrontement entre Joseph Bouillaud et certains actionnaires importants.
Dans le numéro 61 du 9 juillet qui symbolise à lui seul le triomphe de la politique du journal puisqu'on y trouve la liste des quinze élus au Conseil municipal comportant treize membres de la liste proposée par La Nouvelle-Calédonie,- dont son propre directeur-gérant,- ainsi que les arrêtés divisant la colonie en cinq arrondissements administratifs et instituant des Commissions municipales dans les principaux centres de colonisation, on trouve une brève déclaration de Joseph Bouillaud protestant contre une manifestation bonapartiste à Nouméa à l'occasion du décès du prince impérial et se refusant à publier dans le journal ".. un avis qui pour nous, écrit-il,est une provocation et un défi à la population républicaine de notre ville".
On a la surprise de trouver la semaine suivante dans La Nouvelle-Calédonie une réponse de couleur bonapartiste à cette déclaration. Les signataires, qui sont des personnalités puissantes à Nouméa, John Higginson notamment, détiennent une importante part des actions de l'Imprimerie Civile et on comprend que le directeur-gérant de La Nouvelle-Calédonie n'ait pas pu empêcher la publication de leur réponse. Il reste cependant soucieux d'avoir le dernier mot et c'est une véritable déclaration de guerre mettant en jeu l'existence du journal placé sous sa direction que l'on trouve dans les lignes qu'il signe ensuite. (D10)
À partir du numéro suivant, le 63, et durant quatre semaines, un rédacteur qui signe "L" apporte son renfort à Joseph Bouillaud en donnant à La Nouvelle-Calédonie des articles anti-bonapartistes. Bien entendu, les actionnaires sympathisants du parti impérial ne pouvaient s'accommoder d'une telle attitude de la part du directeur-gérant de l'imprimerie et du journal dont ils détenaient des actions. Une réunion générale extraordinaire des actionnaires eut lieu le jeudi 14 août. Deux questions étaient à l'ordre du jour :
- Augmentation du capital social ;
- Délibération sur la continuation ou la dissolution ; en cas de dissolution, nomination d'un ou de plusieurs liquidateurs.
La liquidation fut décidée. Une autre assemblée fut projetée pour le 28 septembre, au cours de laquelle il devait être procédé à la vente aux enchères dans les bureaux de l'imprimerie "du journal, de la clientèle, et du matériel de l'Imprimerie, des marchandises, des créances, etc..."
On lit en première page du numéro du premier octobre :
"M. John Higginson s'étant rendu acquéreur de l'Imprimerie Civile et du journal La Nouvelle-Calédonie, invite les créanciers et les porteurs d'obligations de la Société à se réunir dans la salle de l'Imprimerie, vendredi prochain 3 octobre, à 3 heures de l'après-midi, munis de leurs titres de, créances, pour entendre ses propositions."
Cette offre publique d'achat ne donna aucun résultat et une nouvelle réunion générale décidée pour le 18 octobre inscrivait à son ordre du jour : "Continuation ou Dissolution de la Société".
Il n'était plus question de liquidateur ni d'acheteur. Après une autre réunion, le 31 octobre, où l'ordre du jour prévoyait "Dissolution et liquidation de la Société", finalement, le 19 décembre, une ultime réunion des actionnaires procédait à la formation d'un nouveau Comité d'administration.
Les actionnaires majoritaires ne devaient pas être en communion de pensée avec Joseph Bouillaud qui cessa de diriger le journal. Comme l'autorisation de publier La Nouvelle-Calédonie lui avait été accordée nominativement, l'autorisation fut retirée le 27 décembre 1879 et La Nouvelle-Calédonie acheva ainsi son existence.
Un nouveau journal prenait presque aussitôt la relève, Le Néo-Calédonien. Le choix du titre de cette troisième publication périodique de l'Imprimerie Civile dénote un souci de donner l'impression de la continuité.
Cependant, durant le déroulement de la crise au cours de laquelle s'étaient opposés le directeur-gérant et certains actionnaires, La Nouvelle-Calédonie elle-même avait changé. On avait vu apparaître au bas de certains articles des signatures nouvelles, des signatures d'hommes qui devaient par la suite jouer un rôle important dans la presse calédonienne. S'il semble le fait du hasard que l'on trouve deux fois le nom de Julien Bernier qui ne s'occupe alors que de mettre en valeur les terres qu'il a acquises sur la côte Est, il n'en est sans doute pas de même pour Charles-Michel Simon qui venait de se lancer dans la vie publique en se faisant élire au Conseil municipal de Nouméa et paraît avoir dès cet instant envisagé tout l'intérêt que la presse pouvait présenter pour son avenir dans cette voie. Il écrit quelques articles sur la nécessité de disposer dans la colonie d'assemblées élues et d'une presse libre, en même temps qu'il se charge, sans succès, de la liquidation de l'imprimerie et du journal.
D'autres signatures apparaissent également dans ce journal qui n'en était pas auparavant très prodigue, certaines n'ont fait dans la presse calédonienne que cette brève apparition, d'autres ont eu plus d'importance. On en remarque surtout trois, celle de Léon Moncelon, alors colon à Houaïlou, futur premier délégué de la Nouvelle-Calédonie au Conseil supérieur des Colonies ; celle de Paul Locamus, l'une des figures les plus pittoresques de la presse néo-calédonienne ;celle d'Eugène Mourot, déporté de la Commune, dont la grâce était parvenue en Nouvelle-Calédonie au mois de septembre et qui allait devenir l'un des principaux journalistes de Nouméa durant la décennie 1880.
2 - Les publications éphémères de Nouméa.
À côté du Moniteur et de la publication principale de l'Imprimerie Civile, la période 1874 - 1880 est riche de publications éphémères puisque l'on connaît une dizaine de titres de feuilles imprimées à Nouméa et autant à l'île des Pins.
- Le Vrai Progrès.
Je n'ai pu trouver aucun exemplaire, de la première,- dans l'ordre chronologique,- de ces publications, Le Vrai Progrès,qui parut le 15 novembre 1875 pour la première et peut-être dernière fois. Cependant ce n'est pas un simple titre grâce aux Petites Affiches du 1er décembre qui consacrent à cette publication un article de sévère critique signé "Léo", puis ouvrent leurs colonnes deux semaines plus tard au rédacteur du Vrai Progrès, en vertu du plus élémentaire et légitime droit de réponse.
À la lecture de ces deux articles, on a la surprise d'apprendre que Le Vrai Progrès est l'œuvre d'une femme, Anaïs Recordon, ce qui est tout à fait extraordinaire quand on sait à quel point la population féminine européenne était alors peu nombreuse en Nouvelle-Calédonie.
Dans l'esprit de son auteur, Le Vrai Progrès devait être une revue à caractère mondain et sentimental (on y trouve une "Causerie cœur à cœur"), mais aussi littéraire et philosophique puisque c'est sous l'égide de Fénelon et de Montesquieu qu'Anaïs Recordon se proposait de placer son journal et qu'elle sait invoquer contre les attaques misogynes de "Léo" tout à la fois Marguerite de Valois, George Sand et Madame de Staël à qui, toutes proportions gardées, elle se compare en établissant un parallèle quelque peu audacieux entre les couples Napoléon Ier - Mme de Staël et Léo - Mme Recordon.
Certes, "Léo" n'est ni galant ni charitable dans sa diatribe moqueuse contre l'auteur du Vrai Progrès et si lui-même n'est pas à l'abri de certaines fautes (il accorde "effluves"au féminin), il a la dent dure pour sa consœur dont il raille le style en termes méprisants et s'efforce de la dissuader d'écrire. (43)
Il est exact à en juger par le peu de prose qu'il nous reste d'elle qu'Anaïs Recordon n'avait pas l'art d'écrire les choses de façon simple, mais c'était une caractéristique assez commune à l'époque ; il n'était peut-être pas indispensable de le lui reprocher avec des mots aussi durs que ceux-ci :
"...nous dirons que la lecture de ce factum ne nous a ni intéressé ni fait rire ; nous n'y avons trouvé qu'un pathos vulgaire, du français le plus douteux, au milieu duquel sont jetés çà et là quelques phrases aussi sonores que creuses, véritables clichés que chacun peut se rappeler avoir lus et relus dans les romans de Ponson du Terrail et autres".
Dans sa réponse, Anaïs Recordon fait remarquer finement que l'attaque portée contre elle par les Petites Affiches constitue la meilleure des publicités pour sa revue :
"...En France, à Paris, ce que craint le plus un auteur ou un acteur qui paraît pour la première fois sur scène, c'est le silence !
Plus on le déchire, plus il est heureux, plus sa vanité est satisfaite car il se dit : j'ai fait des envieux, des jaloux, donc j'ai du mérite."
Elle avait raison, sans l'article de "Léo", Le Vrai Progrès et le nom de son auteur n'auraient laissé aucune trace et seraient, comme tant d'autres, totalement oubliés. Anaïs Recordon prétend que l'attaque dont elle est victime est des plus sordides, qu'elle a été ourdie à prix d'argent par un être taré qui ne mérite que mépris : un forçat libéré (44) . Si bien qu'après s'être défendue d'être le moins du monde vindicative, elle prouve de manière très féminine qu'elle est capable de griffer avec sa plume en contestant habilement que le conseil donné par "Léo" fût aussi désintéressé qu'il l'a prétendu. Et elle conclut en précisant qu'il n'y a qu'une véritable raison à la brièveté du passage d'Anaïs Recordon dans la presse néo-calédonienne et à l'extinction rapide de se revue : c'est la nécessité où elle se trouve de gagner sa vie. (45)
L'auteur du Vrai Progrès se faisait probablement des illusions si elle pensait vraiment après cet essai que sa revue pût avoir des chances de succès, la presse en Nouvelle-Calédonie ne devait pas avant longtemps être capable à elle seule d'assurer des revenus suffisants pour subsister et le pays était loin d'être mûr pour faire bon accueil à une revue féministe locale. Parce qu'il faut bien reconnaître que le principal intérêt de cette publication dont il ne reste que de si minces témoignages réside dans le fait qu'elle a été entreprise par une femme. Et c'est à cause de cette particularité que j'ai insisté un peu plus qu'il pourrait paraître nécessaire sur Le Vrai Progrès : vingt et un ans devaient s'écouler avant qu'une autre femme entreprît, à partir de 1896, d'animer à Nouméa une publication périodique. (46)
- L'Imprimerie Melin et les activités de Locamus.
À partir du second trimestre 1878 fonctionne à Nouméa une nouvelle imprimerie indépendante dirigée par Ernest Melin qui dispose, rue de l'Alma, en plein centre de la ville, de moyens peu importants mais variés puisqu'il sort de ses presses aussi bien des tirages typographiques que des tirages autographiques.
Le premier journal imprimé chez Ernest Melin est l'œuvre d'un ancien employé de l'Administration pénitentiaire, Karl D'Ivoley, autorisé par arrêté du 8 août à fonder un journal hebdomadaire ayant pour titre Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie.
Le rôle de Karl D'Ivoley s'est peut-être limitéà celui de prête-nom comme gérant, indispensable pour Ernest Melin qui lui était un typographe de profession, déporté politique ayant assumé des responsabilités durant la Commune et qui de ce fait ne pouvait, en 1878, gérer une entreprise telle que l'édition d'un journal à Nouméa.
Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie porte en sous-titre "Journal Littéraire et Humoristique". La Nouvelle-Calédonie traverse alors une crise sans précédent : après la faillite de la banque Marchand, cause d'un grave marasme dans les milieux d'affaires à tous les niveaux, c'est l'insurrection canaque qui, en ce mois d'août 1878 met en péril l'existence même de la colonie. Le programme du Courrier Illustré se veut adapté aux circonstances et peut être résumé en deux mots, informer et distraire :
"Nous ne lisons sur chaque figure que tristesse et désappointement, deux choses trop bien justifiées, hélas ? mais dans lesquelles il est bon de ne pas se complaire, sous peine d'hypocondrie incurable (…)
Cette publication, destinée à satisfaire à peu près tous les goûts, comprendra une partie sérieuse concernant les intérêts généraux et même particuliers de la colonie, puis une partie amusante ou tout au moins tâchant de l'être…"
Au vu des cinq numéros que j'ai examinés et qui constituent sans doute la collection complète du Courrier Illustré (47) produit sous la gérance de Karl D'Ivoley, il est évident que le programme a été rempli. Les articles "sérieux"s'attachent surtout à donner des nouvelles de l'insurrection dans un esprit assez hostile aux révoltés, en deuxième lieu ils plaident en faveur des déportés ; la partie "amusante" est très variée dans le genre, on y trouve une bande dessinée narrant les "Aventures d'Anacharsis Robinet", natif de la rue Saint-Denis à Paris, venu courir l'aventure jusqu'en Nouvelle-Calédonie (D11) , on y trouve aussi des poèmes, des annonces fantaisistes, des historiettes humoristiques, des portraits charges, des caricatures de figures locales, des jeux, problèmes, devinettes, rébus.
Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie mérite bien son titre, il comporte de belles illustrations dues à Georges Philippe ou à Julien Devicque, souvent reprises dans les ouvrages consacrés à cette période de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie, notamment les portraits d'Ataï et de Baptiste, chefs de l'insurrection canaque, que l'on trouve en première page du numéro 1 (D12) et le portrait du colonel Gally-Passebosc en première page du numéro 5. Le titre lui-même est orné d'un ensemble constitué d'allégories et de paysages de Nouméa.
Le numéro six du Courrier Illustré paraît en format légèrement plus grand, mais ne comporte plus que quatre pages au lieu de huit.
On ne sait pas pourquoi la publication de ce journal a été interrompue : lassitude de Karl D'Ivoley peut-être trop occupé ailleurs ou ayant subi certaines pressions ? mésentente entre le directeur-gérant et l'imprimeur ? voilà deux des raisons les plus vraisemblables.
La journée du 1eravril 1879 fut l'occasion pour le gouverneur Olry de mettre de l'ordre dans la presse nouméenne : trois décisions révoquent ce jour-là les autorisations de faire paraître Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie et Le Tintamarre Calédonien (Décision N° 288), La Réforme (Décision N° 287) et L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie (Décision N° 289).
À la fin de 1878 et durant le premier trimestre de 1879, la presse de Nouméa semble prise de fièvre. La chose s'explique par la situation particulière créée du fait de l'insurrection, par les modèles que constituaient les journaux imprimés à l'île des Pins par les déportés de la Commune, par la présence d'un gouverneur indulgent à la tête de la colonie, par l'irruption enfin dans le monde de la presse de Paul Locamus, personnage des plus turbulents, qui semble avoir vu dans le scandale de presse un moyen de se faire une place au soleil en Nouvelle-Calédonie.
Arrivé dans la colonie avec femme et enfant en janvier 1873 comme écrivain de l'Administration, Locamus renvoie sa famille en métropole en avril 1875. Maintenu, mais en sous-ordre, dans des emplois administratifs jusqu'en 1876 (48) , on le retrouve agent d'affaires à Nouméa au début de 1877. Fin 1878 enfin, il aborde le journalisme, par hasard semble-t-il, et sur sollicitation de l'imprimeur Ernest Melin qui, pour la raison que nous avons vue ne pouvait pas lui-même gérer un journal et se trouvait après le retrait de Karl D'Ivoley dans l'impossibilité de publier Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie dont il avait racheté les droits.
Melin cherchait donc un prête-nom pour tenir lieu de gérant. Il contacte l'agent d'affaire qui accepte de remplir ce rôle et dépose une demande auprès de l'Administration supérieure aux fins de publier un journal intitulé Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie.
Autorisation accordée par arrêté du 2 octobre 1878, le premier numéro du nouveau journal que l'on avait préparé dans les formes du Courrier Illustré, est vendu à Nouméa le 5 octobre.
La Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie ressemble beaucoup à son prédécesseur : même format, même recours à une belle illustration en première page dont le titre s'étale sur une draperie agrémentée d'armes canaques,de feuilles de bananier et de cocotier, l'ensemble tendu sur des faisceaux de sagaies et de casse-tête se dressant de chaque côté de la page, de part et d'autre d'un paysage calédonien au soleil se levant sur l'horizon marin. Cette illustration encadre deux colonnes de texte. Tarifs des abonnements et des annonces, d'abord placés au-dessus de la draperie avec date et numérotation, sont disposés à l'intérieur du cadre, à partir du numéro 4, sous le titre, ce qui élance davantage l'encadrement et donne très bel aspect au journal. (D13)
Plus rarement que dans Le Courrier on y trouve des illustrations, elles sont dues soit à Julien Devicque, soit à Alphonse Lemaître, elles ont pour thèmes une scène d'anthropophagie, des scènes de la vie mondaine de Nouméa, des caricatures.
Le ton employé par les auteurs des articles est plus incisif que tout ce qui a été écrit précédemment à Nouméa lorsqu'il s'agissait d'énoncer publiquement des critiques. Jusqu'au numéro neuf, le principal rédacteur signe du pseudonyme "Le Lycanthrope" une intéressante "Chronique", abordant de nombreux sujets propres à la colonie ou d'intérêt plus général, mettant en cause tour à tour les missionnaires, les insurgés canaques, les opportunistes politiques, l'Administration pénitentiaire et le bagne ainsi que quelques autres encore, notamment la presse produite par l'Imprimerie Civile, qu'il ne ménage pas et qui ne le ménage pas en retour. Il laisse entendre que La Nouvelle-Calédonie est devenue, en raison de l'opportunisme de sa direction, un journal inféodé aux Maristes et traite avec le plus grand des mépris Le Tintamarre Calédonien ainsi que son rédacteur qui signe du pseudonyme "Kimpluch" des articles dans lesquels il prend à parti la Rédaction de la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie. (49)
La guerre est déclarée entre les Rédactions des deux imprimeries indépendantes de Nouméa et la dernière semaine de novembre est celle des règlements de comptes : d'une part, Ed. Moriceau qui écrit dans La Nouvelle-Calédonie identifie "Le Lycanthrope" comme étant un déporté, Jean-Baptiste Jean dit Villars; d'autre part Locamus fait savoir que, "Kimpluch", de son vrai nom West, est un alsacien, également déporté, ayant à se reprocher une lettre qui permet de mettre en doute son patriotisme, des dettes et un procès pour une affaire louche. Leur identité connue du public, les deux hommes cessent d'écrire.
La "Chronique" ne disparaît pas pour autant des colonnes de la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie, son nouvel auteur signe de la lettre "H" des articles dirigés contre les Maristes qui ont "mis la main sur l'enseignement en Nouvelle-Calédonie" et contre le directeur de l'Administration pénitentiaire Charrière, alors en congé en France, contre lequel il prononce une diatribe si virulente qu'elle est cause de l'interdiction du journal. (50)
Entretemps, Locamus qui a exercé sa verve critique aux dépens de la Direction de l'intérieur et du service des Postes, s'est découvert une vocation de journaliste et semble persuadé de pouvoir compter sur le soutien du gouverneur Olry qui, en effet, a toujours été indulgent à son endroit. Deux fois, avant le 10 janvier, la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie avait failli disparaître :
- Le jeudi 24 octobre, le Conseil privé statuait sur son sort et c'est à la protection du président du Conseil,- c'est à dire du gouverneur,- qu'elle dut de ne pas "mourir au berceau" (51) ;
- La seconde tentative contre la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie eut lieu quelques jours plus tard, elle est mal définie mais tourne à l'avantage de l'Imprimerie Melin qui à l'occasion de cette affaire acquiert le matériel autographique de l'Imprimerie du Gouvernement.
Enfin, l'interdiction du 10 janvier est prononcée en l'absence du gouverneur alors en tournée dans l'intérieur. Locamus, dont la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie est prête à sortir pour le 11, se paie d'audace : il modifie le titre qui devient Le Tintamarre et sort son journal. Maillou, directeur du Tintamarre Calédonien, journal rival de la Revue Illustrée, qui avait cessé de paraître depuis la fin de 1878, proteste et refuse à Locamus l'autorisation d'utiliser ce titre. Jamais à bout de ressources, notre homme emprunte le titre du Courrier Illustré qui ne paraît plus depuis quatre mois et dont il reprend la gérance à son nom. Ce nouveau Courrier Illustré, c'est le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie dont on a raccourci le titre. Mais en même temps qu'il ressuscitait, semblait-il, le journal de Karl D'Ivoley, Locamus se trouvant en conflit avec l'ensemble du Comité de rédaction de l'Imprimerie Melin, déposait une demande d'autorisation pour fonder un nouveau journal intitulé La Réforme.
L'autorisation étant accordée le 22 janvier, le premier numéro du nouveau journal paraissait trois jours plus tard. (52)
À partir de là les choses se compliquent encore et c'est la découverte dans les archives de l'Archevêché de Nouméa d'une brochure intitulée Bertrand et Raton, du même type qu'un exemplaire de La Revue Illustrée, qui m'a permis d'établir ce qui suit :
Monsieur Bertrand et Mademoiselle Raton est le titre d'un vaudeville en un acte qui se jouait à Nouméa dans les années 1860 et dont l'intrigue reprend celle de la fable de La Fontaine, La Guenon et le Chat. La brochure est illustrée en première page d'une caricature de Locamus à l'aspect simien refusant, le sourire aux lèvres, les épreuves d'un journal qui ressemble à la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie que lui présente Raton - Melin (D14) .
L'imprimeur qui prétend avoir acheté pour six mois les droits du Courrier Illustré et désire vivement imprimer deux journaux, se trouve berné en cette affaire par Locamus qui met en pratique sa philosophie du journalisme telle qu'il l'avait ainsi définie en page dix-neuf de la Revue Illustrée :
"C'est surtout en journalisme qu'il faut bien se persuader de cette idée : "chacun pour soi"". (53)
Se trouvant gérant du Courrier Illustré nouvelle manière, et peu soucieux de couvrir désormais de son nom un rival potentiel de sa Réforme animé par ses anciens collaborateurs à la Revue Illustrée, il retire sa signature sans consentir à prendre connaissance du journal déjà aux trois-quarts imprimé.
Le Courrier Illustré de la Nouvelle-Calédonie sortit semble-t-il encore au moins une fois mais, dès le 22 février, Ernest Melin imprimait un nouveau journal intitulé L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, placé sous la gérance de Frédéric Surleau, rédigé par la plupart des anciens rédacteurs de la Revue Illustrée, assurant la continuité des abonnements de la Revue Illustrée de la Nouvelle-Calédonie et de La Réforme antérieurs au 2 février, mais ne devant plus rien à Locamus.
Le cynique personnage qui, lors de la session du matériel autographique de l'Imprimerie du Gouvernement à l'Imprimerie Melin avait opéré la transaction à son nom, déménage ce matériel de la rue de l'Alma, à l'issue de cette rupture du 2 février, fonde sa propre imprimerie qu'il établit quelques jours plus tard dans un local de la rue Marignan et, avec l'aide d'un seul ouvrier, réalise en autographie le numéro 3 de La Réforme qui paraît, à la date normale du 8 février.
Ayant reçu par le courrier mensuel les caractères d'imprimerie commandés avant sa brouille avec Melin, Locamus est en mesure, dès le 1ermars de publier son journal entièrement typographié. Il reçoit très peu d'aide, les plus effectives étant celle du rédacteur qui signe "Un paysan du Danube", dont la prestation dans le numéro 14 de la Revue Illustrée avait valu à Locamus un duel avec l'avocat Lalande-Desjardins, et celle de Henri Bauer qui, à partir du numéro sept signe un feuilleton intitulé Mémoires d'une Canne de Fer.
À la lecture des premiers numéros de La Réforme, l'Administration qui se rend compte que Locamus l'a abusée en déguisant la vérité et en faisant de fausses promesses pour obtenir rapidement l'autorisation de publier son nouveau journal, se montre moins patiente envers lui qu'auparavant. Dès le 18 février, le journal reçoit dans la personne de son directeur-gérant un premier avertissement pour s'être occupé de politique et s'être attaché à attaquer et à dénaturer les actes d'un surveillant principal de l'Administration pénitentiaire qu'il désignait nominativement dans un article inséré dans le numéro du 15 février.
Cela n'assagit en rien Locamus qui proclame :
"Que notre publication soit anéantie s'il le faut, qu'on prouve en nous supprimant que la République et la liberté de la presse ne sont que des mots en Nouvelle-Calédonie, nous sommes décidés à ne pas reculer dans cette voie où nous aurons du moins l'honneur d'être entrés les premiers, à défendre jusqu'au bord les intérêts particuliers, à dire la vérité sur tout et à tous".(54)
Continuant ses attaques contre la Direction de l'Intérieur et contre la Direction du Service postal, deux de ses sujets de critique favoris, Locamus se trouve confronté à un procès que lui fait le directeur des Postes De Signorio à propos d'un entrefilet paru dans le numéro 6 de La Réforme annonçant la mise en place par le gouverneur d'une Commission d'enquête sur sa gestion du service.
Locamus donne aussitôt une ampleur exagérée à l'affaire en demandant au public de lui adresser toutes constatations de retards et l'irrégularité dans le service des postes au préjudice des particuliers. Il publie ces communications pendant quatre semaines en première page de son journal, certaines ne manquent effectivement pas de saveur, telles ces lettres qui, expédiées de la brousse à destination de Nouméa font un détour par Marseille et Paris avant d'arriver six mois plus tard agrémentées d'une surtaxe à payer ou cette lettre qui, partie de France arrive à Nouméa dans les délais normaux et n'est remise à son destinataire que quatre ans plus tard au moment où il quitte la colonie.
Impossible semble-t-il de savoir la part de vérité qui entre dans tout cela, il est un fait qu'il existe pour cette époque de nombreuses récriminations contre le Service des Postes en dehors des écrits de Locamus à qui on peut donc accorder quelque crédit. Cependant, cette persistance dans la recherche du scandale impatiente sérieusement l'Administration et quand Locamus ose s'attaquer à une personnalité telle que l'amiral Dupetit-Thouars en visite officielle dans la colonie, il ne lui est pas fait de quartier : le journal est interdit. (55)
L'Administration ne devait plus accorder à Locamus l'autorisation de diriger ou de gérer un journal. Après deux demandes repoussées, Locamus passera outre et publiera sans autorisation :
- Le 25 mai 1879, il dépose une demande pour créer La Commune de Nouméa...titre inquiétant, autorisation refusée ; Locamus se venge en collant partout des placards de protestation. (56)
- Le 12 juin, il dépose une nouvelle demande pour un journal tiré au préalable, intitulé Le Courrier Brochure, qu'il dépose à la Direction de l'Intérieur. Sans illusion sur la réponse qui sera faite à sa demande, il porte son journal à l'Administration après la fermeture des bureaux et en entreprend la distribution dans la rue.
En l'absence du gouverneur, et Locamus ayant été élu conseiller municipal de Nouméa le 6 juillet, le directeur de l'Intérieur n'ose prendre de mesure radicale : il se contente de placer l'imprimerie sous surveillance. De retour au chef-lieu, le gouverneur Olry signe le 17 juillet l'arrêté de fermeture de l'imprimerie de Locamus.
En dépit de tout, le tenace polémiste trouve encore le moyen de faire paraître au moins trente-quatre numéros du Radical, un journal qui ne reçut jamais l'autorisation d'être publié (57) . Privé d'imprimerie, il trouvait moyen de sortir sa feuille deux fois par semaine en recourant au procédé autographique. Ses articles dont on possède un aperçu par les comptes rendus des procès qu'ils valurent à leur auteur, sont véritablement injurieux à l'égard du R.P. Pionnier, curé de, Nouméa, et du capitaine Coulombeaud commandant du navire de guerre l'Allier.
Ces deux procès coûtèrent à Locamus cinq mille francs de dommages-intérêts chacun, des amendes, des peines de prison de trois et six mois, les frais d'insertion dans les journaux et les dépens. C'était sévère, mais depuis le 8 août de cette année 1880, Courbet avait succédé à Olry à la tête de la colonie et Locamus ne pouvait plus compter sur la bienveillante indulgence du gouverneur.
Déclaré en faillite le 15 septembre, frappé d'incapacité électorale et déchu de ses fonctions de conseiller municipal de Nouméa par arrêté du 29, il est probable que Locamus dut purger sa peine au fort Constantine, où il avait déjà effectué un séjour au mois de juin pour insulte à magistrat dans l'exercice de ses fonctions, avant de quitter bon gré mal gré la Nouvelle-Calédonie définitivement.
3 - La presse de l'île des Pins (1877 - 1879).
De janvier 1877 à mai 1879, quelques déportés de la Commune s'adonnent dans l'île des Pins à des activités de presse. Ayant réalisé par leurs propres moyens une imprimerie autographique (D15) , ils devaient tirer en dix-huit mois un certain nombre de journaux, la plupart du temps peu durables et dont la qualité varie considérablement d'un titre à l'autre. On connaît onze titres. Pour quatre d'entre eux, il ne reste rien d'autre, ils se trouvent mentionnés dans quelques publications et répertoriés dans la Bibliographie de la Nouvelle-Calédonie de Patrick O'Reilly, ce sont : L'Autorisé, Le Coq Gaulois, La Victorieuse, Le Journal de l'Ile des Pins.
L'Abeille Calédonienne, décrite dans le numéro 9 de l'Album de l'Ile des Pins, citée comme journal par Mialaret et répertoriée comme tel par toutes les publications ultérieures qui ont mentionné ce titre, n'est pas un journal. J'ai trouvé dans les archives de l'Archevêché de Nouméa un exemplaire de chacun des deux numéros parus de cette publication, il s'agit de deux petits recueils de poèmes manuscrits à la plume par l'auteur A. Mazet (58) . Chaque recueil comporte huit pages dont la première sert de couverture avec titre et nom d'auteur, sur la dernière sont indiqués le prix et les lieux de vente, les pages intérieures contiennent pour l'ensemble des deux numéros huit poésies dont la première est de Maxime Rude et les sept autres de A. Mazet. L'intérêt de ces textes est négligeable.
Le premier des journaux que les déportes réalisèrent à l'île des Pins s'intitulait Le Raseur Calédonien. Au début il fut l'œuvre d'une équipe très restreinte, l'imprimerie Hocquard et deux rédacteurs, dont l'un est surtout illustrateur, qui signent alternativement "G.M." et "M.G.". L'initiale "G" est celle de Paul Geofroy, qui écrit son nom tantôt avec un "f", tantôt avec deux et qui illustre Le Raseur Calédonien en signant ses gravures G.M. jusqu'au numéro 5 puis P.G. et enfin Paul Geofroy dans les deux derniers numéros. Quant au "M", il désigne certainement Eugène Mourot qui, une fois Le Raseur Calédonien suspendu, entreprit avec Geofroy et deux nouveaux rédacteurs la publication des Veillées Calédoniennes puis reprit des illustrations du Raseur lors d'une tentative avortée d'imprimer La Voix du Proscrit, un pamphlet destiné à être expédié en France. (59)
Un autre rédacteur professionnel du journalisme, Victor Cosse, a également animé Le Raseur Calédonien, sans doute après la sortie des premiers numéros, il a gardé de cette expérience un excellent souvenir, écrivant à propos du Raseur que "c'était un charmant phalanstère où tous les toqués étaient les bienvenus." (60)
Le Raseur Calédonien est aujourd'hui difficile à lire, c'est une sorte de journal à usage interne où tout n'est qu'allusions, titres et personnages déguisés ; ensemble sans doute limpide pour les déportés mais que le lecteur de notre époque ne peut pas toujours comprendre avec certitude. Il faut savoir que les journaux de l'île des Pins paraissaient par autorisation du directeur de l'Administration pénitentiaire et non de la Direction de l'Intérieur. Leurs auteurs ne pouvaient se permettre trop d'audaces et cependant, par les caricatures autant que par les textes plus ou moins obscurs qu'il contient, Le Raseur Calédonien s'apparente aux publications satiriques plus qu'à tout autre genre. En lisant Le Raseur Calédonien, le petit monde de la déportation nous apparaît donc confusément, comme à travers un verre dépoli, pathétique et grotesque à la fois mais plein de vie : encadrement pénitentiaire, activités des déportés, beuveries, petites intrigues quotidiennes, caricatures et biographies burlesques, etc.
Confiné dans les étroites limites du domaine de la déportation, n'ayant aucune aptitude à informer ou à distraire autrement que par la satire, Le Raseur devait fatalement finir par déplaire à une quelconque autorité. C'est à la suite d'une attaque contre les cadres de l'Administration pénitentiaire baptisés "Champignons animés" dans la Chronique du numéro 11 (D16) que, Le Raseur Calédonien fut suspendu. Le numéro 12 , dernier de la collection (D17) , donne à ce sujet toutes les explications nécessaires, démentant, sans convaincre personne, que l'article en question ait fait allusion à 1'homme qui a fait suspendre Le Raseur. Victor Cosse, le rédacteur de la Chronique, se permet même pour finir un magistral coup de pied de l'âne :
"Je vous l'avais bien dit, l'autre jour, que le climat avait développé chez les Néo-Calédoniens une singulière affection que l'on pourrait nommer Vanito-Entérite, et qui se traduit par la manie de se reconnaître dans tout portrait, dans tout article qui se publie, et de supposer que les dessinateurs ou les journalistes n'ont d'autre préoccupation que de bâtir des piédestaux pour ces grotesques vanités.
C'est à faire trembler l'obélisque !
Mais la maladie en question entre dans une phase nouvelle. Aujourd'hui, l'imbécile qui a cru se reconnaître dans un dessin, et qui s'apprêtait à jeter les hauts cris, bien qu'au fond, il fût enchanté de croire qu'on s'occupait de sa personne... "(61)
Le Raseur disparu fin avril, début juin paraissent Les Veillées Calédoniennes, imprimées par Hocquard et Lanson, illustrées par Paul Geofroy et rédigées essentiellement par Victor Cosse, Théophile Bergès et Eugène Mourot. L'équipe de presse de l'île des Pins s'étoffe, lentement.
Ce nouveau journal ressemble beaucoup au précédent. La présentation est cependant mieux réussie, l'écriture manuscrite est très belle, très claire, les illustrations sont davantage soignées. La teneur des textes nous est plus compréhensible, la satire ne constitue plus l'essentiel, elle se trouve très nuancée dans la Chronique de Victor Cosse. Eugène Mourot publie une étude à prétention historique intitulée L'Exil et l'on doit à Th. Bergès le début d'une nouvelle inédite, Le Cosmopolite ainsi que la partie,- du point de vue historique,- la plus intéressante des Veillées Calédoniennes : des descriptions illustrées de l'île des Pins et des activités des déportés dans les ateliers, au four à chaux, à la briqueterie.
Le numéro 4 est très particulier, moitié littéraire, moitié scientifique : les quatre premières pages sont consacrées à une présentation par Victor Cosse de quelques extraits de La Légende des Siècles, les quatre autres pages contiennent la suite de l'étude historique de Mourot sur l'exil. Le numéro 5 n'innove en aucune manière et cependant c'est le dernier. On sait par Victor Cosse, qui a fait un historique spirituel des débuts de la presse à l'île des Pins dans le numéro 2 du Parisien Hebdomadaire, que la presse fut saisie et détruite.
"Ah ! mais cette fois, ce n'était pas un simple coup de foudre, c'était un typhon, un cyclone, un cataclysme, un tremblement de terre, un bouleversement général.
Une fois le cataclysme consolidé, on voulut se rendre compte du désastre. Cette fois, il était irréparable. Tout était anéanti. La plume de Mourot qu'on brisait pour la troisième ou quatrième fois gisait saignante sur la table de rédaction. La presse avait disparu. Les feuilles s'étaient envolées au souffle de l'ouragan, et ce pauvre fragment de plume attestait seul une existence fauchée à son aurore."
L'explication que donne Victor Cosse de tout cela est bien entendu fantaisiste c'est une intervention du Gouvernement britannique qui serait cause de cette destruction de l'imprimerie, de l'emprisonnement de Mourot et de l'imprimeur, tout comme une intervention du Gouvernement du tsar aurait été à l'origine de l'interdiction du Raseur.
En réalité, cette intervention de l'autorité, était motivée par le fait que Mourot, passant outre une interdiction formelle, avait décidé d'utiliser la presse pour imprimer tout autre chose que Les Veillées Calédoniennes. Une lettre de l'aumônier de l'hôpital de l'île des Pins à l'évêque rend compte de cet incident. (D18)
Mourot avait commencé l'impression d'une feuille destinée à être expédiée, en France. Intitulée La Voix du Proscrit, c'était, d'après le prêtre, un "pamphlet" dont il donne la description : une feuille double, en première page le titre et une vignette représentant un exilé rêvant sur une plage à l'ombre d'un cocotier et regardant un vaisseau au large ; les deux pages du milieu contenaient une pièce en vers de Mourot dont le thème était "La plainte amère des proscrits" ; la dernière page reprenait quatre vignettes du Raseur Calédonien.(62)
Treize exemplaires de La Voix du Proscrit étaient déjà tirés quand la police intervint, les épreuves furent confisquées, la presse saisie, Mourot et l'imprimeur mis au secret.
Après la disparition des Veillées Calédoniennes, il faut laisser passer au moins six mois avant de rencontrer une nouvelle publication à l'île des Pins et près d'un an pour qu'on y imprime de nouveau un véritable journal. Entretemps, le gouverneur Olry a succédé à de Pritzbuer et le très autoritaire directeur de l'Administration pénitentiaire Charrière, parti en congé, a laissé l'intérim au sous-directeur Le Gros.
Durant le premier semestre de 1878, Hocquard qui a reconstitué son atelier autographique, imprime dans un petit format un Album de l'île des Pins, œuvre de Léonce Rousset pour le texte et d'Édouard Massard pour l'illustration. Ce "petit" Album de l'île des Pins paraissait par feuilles de quatre pages commençant par la gravure, suivant une périodicité probablement hebdomadaire. La numérotation des pages est continue et l'ensemble que j'ai eu entre les mains comprenait douze numéros complets et une treizième illustration, témoignage d'un treizième numéro qui aurait mené le recueil à un minimum de quarante-quatre pages.
Cet Album n'est pas un véritable journal, de l'aveu de son auteur, il s'agit d'une publication destinée aux déportés qui bientôt allaient rentrer chez eux et pourraient emporter le recueil constitué par la collection de l'Album en souvenir de leur séjour à l'île des Pins.
Léonce Rousset prévoyait quatre parties pour son ouvrage, se rapportant respectivement à la géologie, à l'histoire et à la géographie de l'île des Pins, la quatrième partie étant réservée à la déportation. (63)
Pour n'avoir pas pu se procurer la Géologie de la Nouvelle-Calédonie de Jules Garnier, Léonce Rousset renonça à suivre son plan initial, ce qui dispense le lecteur d'une compilation géologique et géographique facile à trouver ailleurs et lui vaut un intéressant, quoique succinct, témoignage sur le voyage des déportés depuis la France jusqu'à l'île des Pins, sur les us et coutumes des canaques ainsi que sur la personnalité des souverains coutumiers de l'île au temps de la déportation, Samuel et Hortense, dont Massard a fait les portraits par lesquels on les connaît généralement.
Ce premier Album de l'île des Pins marque le début d'un rappel à la vie de la presse de la déportation. L'Administration était plus libérale et les événements tragiques de 1878 ne devaient pas tarder à procurer aux journaux de quoi remplir leurs colonnes. Toutefois, ce qui devait toujours faire le plus défaut aux publicistes de l'île des Pins c'est l'information : plus encore que leurs confrères de Nouméa ils étaient loin de tout. Cette particularité et l'obligation où se trouva Rousset de renoncer à son plan originel expliquent l'aspect un peu décousu de son Album, les corrections qu'il y apporte sur des remarques qui lui sont faites ; il prie ses lecteurs de l'en excuser.
Le chef-d'œuvre de la presse des déportés a aussi pour titre Album de l'Ile des Pins, avec une majuscule au mot "Ile" ; il est de format nettement plus grand que le premier Album, a l'aspect d'un véritable journal, soigneusement présenté et la collection comporte au moins quarante-cinq numéros ainsi que des suppléments.
Le "grand" Album de l'Ile des Pins est fondé au début de juillet 1878 par l'équipe des Veillées Calédoniennes, diminuée de Mourot, parti pour Nouméa, augmentée de Henri Guéritte et surtout de Léonce Rousset véritable fondateur du journal auquel il donne le même titre qu'à l'opuscule dont il vient de terminer la publication. Il a obtenu du gouverneur Olry l'autorisation d'entreprendre l'édition d'un journal essentiellement pour relater les faits marquants de l'insurrection canaque et exprimer un public témoignage de la vie des déportés à l'île des Pins dont chacun dans la colonie est convaincu que l'exil ne va pas tarder à prendre fin.
Très vite la mésentente s'installe au sein de l'équipe de rédaction. Le motif essentiel, visible, est, à propos de la répression engagée contre les canaques révoltés, un avis d'exil aux Antilles, en Guyane et à la Réunion, émis par Cavaré en commentant ses Nouvelles Diverses dans l'Album du 27 juillet. Pour la plupart des déportes de la Commune, il était bien entendu fort malvenu de préconiser l'exil pour fait d'insurrection. Victor Cosse le fait savoir publiquement par une lettre adressée au rédacteur de l'Album et publiée dans le numéro suivant, celui du 3 août.
N'ayant pas voulu prendre parti contre Cavaré qui est un brave homme qui "s'est travesti dans ses débuts littéraires"(64) , Léonce Rousset est abandonné par ses trois principaux collaborateurs. Il continue de faire paraître l'Album, aidé de rédacteurs occasionnels, une dizaine en tout.
Au mois d'octobre s'opère une importante mutation qui affecte à la fois l'imprimerie et le journal : Hocquard s'associe à Paul Vitry puis, peu après, quitte l'île des Pins pour Nouméa, et disparaît donc de l'imprimerie où il est remplacé par Jean-Baptiste Paupardin qui lui-même devait rapidement être remplacé par Théophile Bergès, lequel devient alors avec Charles Pagès le principal animateur du journal. Léonce Rousset est exclu de l'équipe pour cause d'intempérance ruineuse pour le journal, de nouveaux publicistes surviennent qui signent leurs articles de pseudonymes tels que "Glaneur", "Némo", "Un bon villageois", alors que les fondateurs de l'Album de l'Ile des Pins ne devaient plus participer que de temps en temps à sa rédaction.
L'aspect du journal, bien entendu, se modifie, légèrement dans la forme, davantage dans le fond. Très fréquemment utilisé par Léonce Rousset à des fins personnelles de caractère familier, voire intimiste, après son départ l'Album est plus largement ouvert aux exposés de faits politiques présentés et commentés dans un esprit républicain, farouchement anti-bonapartiste et anticlérical.
La rupture qui a eu lieu en août 1878 au sein de l'équipe de l'Album est à l'origine de la création du Parisien Hebdomadaire par Victor Cosse, Alphonse Pélissier et Louis Barron.
Hocquard qui jusque-là a imprimé tout ce qu'a produit la presse de l'île des Pins, imprime tout naturellement cette feuille de petit format qui se métamorphose après quatre numéros en Parisien Illustré, très beau journal, comparable en tous points à l'Album de l'Ile des Pins, ce qui n'a rien de surprenant puisque parmi les rédacteurs principaux on trouve trois des fondateurs de l'Album.(65)
Plus satirique et plus politique, plus philosophique aussi, Victor Cosse y aborde notamment la question de la lutte des classes, Le Parisien Hebdomadaire se situe à mi-chemin entre Le Raseur et l'Album.
Devenu Le Parisien Illustré, il est l'œuvre d'une équipe plus importante où l'on trouve aux côtés des rédacteurs déjà cités, HenriGuéritte, Mercutio, JulesRenard, Joannes Caton et deux illustrateurs, Joseph Loth et Paul Geofroy. Le contenu de ce nouveau Parisien Illustréest alors plus nuancé, davantage consacré à la vie des déportés dont il exprime la plainte permanente au terme encore aléatoire d'un exil qui n'en finit pas.
Du Parisien à l'Album surtout, mais également en retour, on s'adresse des entrefilets acides car tout n'était pas que franche camaraderie et sincère amitié dans le petit monde de la déportation et les mesquines rivalités de personnes l'emportaient souvent de manière toute naturelle sur le devoir de solidarité si cher, d'un point de vue théorique, aux communards exilés.
Nous avons vu que l'unique imprimerie de l'île des Pins, fondée par Hocquard, est passée en novembre 1878 sous la dépendance de Bergès et Vitry. Presque aussitôt les gens du Parisien Illustré accusent l'imprimerie de ne plus fonctionner convenablement que pour l'Album dont Bergès est à la fois directeur-gérant et rédacteur.
L'impression du Parisien Illustré subissant des retards, Louis Barron et Victor Cosse, décident d'en suspendre la publication après le numéro 8. L'île des Pins était décidément trop petite pour deux journaux.
En fait, l'accusation de parti pris portée par les rédacteurs du Parisien Illustré doit être nuancée, c'est l'Album dont le jour de parution a d'abord été changé ; à partir du numéro 17 il est sorti le mercredi au lieu du samedi, le motif de ce changement fut donné au public par un avis ainsi conçu :
"L'impossibilité d'imprimer deux journaux le même jour, nous oblige à reculer au (…) l'apparition de L'Album. Nos abonnés n'auront plus ainsi à se plaindre des irrégularités qui nous ont été signalées. "(66)
Au terme de cet exposé sur la presse de la déportation, un point reste à éclaircir : s'il est facile de comprendre que cette presse cesse d'exister après que la grâce présidentielle a mis fin à l'exil des communards qui sont dès lors presque tous rentrés en France, il est plus aléatoire de trouver une explication au fait qu'il ait pu paraître douze numéros du Raseur et cinq numéros des Veillées avant que la presse ne fût saisie pour le motif que l'on sait.
Je me contenterai ici de risquer une hypothèse. Pour s'occuper et se procurer des subsides supplémentaires, les déportés exerçaient diverses activités artisanales. Les produits de leur travail étaient placés en exposition-vente dans un local à Nouméa et, tant par leur variété que par leur qualité se trouvaient bien au-dessus de toute production locale. Or, à l'Exposition universelle de 1878, à Paris, la Nouvelle-Calédonie devait adresser des échantillons de ses produits et une exposition préparatoire devait avoir lieu à Nouméa en 1877.
L'on sait par la "médisance" des journalistes de Nouméa, qui ne l'aimaient guère, que le directeur de l'Administration pénitentiaire Charrière attendait de ses pensionnaires une production variée, de qualité honorable, destinée à figurer à l'Exposition universelle où il avait prévu de se trouver afin de recueillir les fruits du travail du bagne. Malgré le cas particulier que constituait la déportation politique dans le vaste complexe pénitentiaire placé sous son autorité, il n'est pas exclu que Charrière ait accordé l'autorisation de tirer un journal autographique pour ajouter un fleuron à la panoplie des produits de "son" exposition.
Il se peut également qu'il ait paru nécessaire de laisser se manifester une activité de presse pour occuper des gens dont l'état d'esprit était miné par toutes les variétés de l'ennui et du désespoir quand, les travaux d'aménagement du séjour de la déportation étant achevés depuis longtemps, il se trouvèrent contraints à une oisiveté forcée. Mais ce genre de motivation à la fois réaliste et humanitaire correspondait davantage à la mentalité du gouverneur Olry qu'à celle de son prédécesseur, secondé de Charrière, et si elle est à considérer comme origine probable des autorisations accordées par la suite, elle ne paraît pas devoir être prise en compte comme explication vraisemblable de l'accord donné par le directeur de l'Administration pénitentiaire pour la publication des deux premiers journaux de l'île des Pins.
Dans le numéro 2 du Parisien Illustré, le chroniqueur Mercutio utilise une belle image pour décrire la situation des déportés et faire comprendre au lecteur extérieur leur état d'esprit et leur lutte contre l'ennui. J'ai plaisir à le citer, il y est question de la presse à laquelle il collabore :
"Nous sommes des ombres. Ces ombres s'agitent d'une façon même assez plaisante, afin de se persuader par un reste de vanité mortelle, qu'elles existent et de le faire croire aux étrangers.
Les unes jouent avec une ombre de talent sur une ombre de théâtre, les autres avec une ombre d'esprit réalisent des ombres de journaux, un public d'ombres fait semblant d'écouter les pièces des premières, et de lire les simulacres d'articles des secondes."
Dans les conditions particulières de la déportation à l'île des Pins, il était difficile de faire mieux que ce qui a été fait. C'est un petit groupe d'hommes dont certains savaient à peine lire et écrire à leur arrivée à l'île des Pins (67) , encadrés par trois ou quatre journalistes de métier, qui ont réalisé la dizaine de publications que nous connaissons, avec des moyens très rudimentaires, un manque presque total d'information, ce qui se manifeste par le fait que les journaux des déportés sont davantage remarquables par leurs illustrations que par leurs textes.
Lues à Nouméa ou elles avaient des abonnés, ces "ombres de journaux" ont apporté à la presse calédonienne encore dans l'enfance un certain style, et si l'exemple de la presse illustrée n'a que très peu été suivi en raison de l'utilisation de plus en plus exclusive du procédé d'impression typographique dont les capacités techniques étaient alors, en Nouvelle-Calédonie, peu favorables à ce genre de production, certains des animateurs de l'imprimerie autographique d'Uro, île des Pins, se sont fixés par la suite à Nouméa et y ont exercé leur métier de journaliste en toute liberté, protégés par la nouvelle législation sur la presse.