LE GAULOIS du 20 avril 1883

J'ai lu, ce matin, avec stupéfaction, j'allais dire avec indignation, que Mary Cliquet avait été définitivement condamné aux travaux forcés à perpétuité par le jury de la Dordogne. Ce verdict est un acte de vandalisme.

Il m'a semblé qu'en condamnant Cliquet cette réunion de sauvages périgourdins avait commis un crime abominable, aussi abominable que si elle avait éventré un tableau de Raphaël, brûlé un livre de Baudelaire, abattu la colonne Vendôme, ébranlé les immortels principes de 89. Je m'attendais à ce qu'on élevât une statue à Cliquet, à ce qu'on mit Cliquet, vivant, dans la gloire d'un Panthéon, et voilà qu'on l'envoie au bagne. Cliquet ! Encore un nom sublime à inscrire au martyrologe des génies méconnus et persécutés.

Je le crie, à la face de mes contemporains, avec un enthousiasme sincère et non rétribué, Mary Cliquet est un grand homme. C'est un notaire génial, le seul, à coup sûr, de tous les notaires passés et présents qui, par la mécanique puissante de ses combinaisons, l'inouïe variété de son intelligence, l'admirable connaissance qu'il avait de la bêtise humaine et des moyens nouveaux de s'en servir, ait grandement honoré le tabellionnat et donné à cette profession lucrative, obscure et plaisantée, un lustre qui n'est pas près de s'éteindre.

En dépit des robes rouges, de la magistrature et des bonnets de coton du jury, cliquet aura cette gloire d'avoir été un merveilleux initiateur. Alors que tant de pauvres hères, Sisyphes douloureux, s'efforcent, sans y réussir jamais, à mettre la vie au théâtre et dans le roman, lui, Cliquet, un notaire, d'un seul coup d'aile, a mis tout le théâtre et tout le roman dans la vie. Non seulement il a illustré le notariat, chose qui paraissait impossible, mais il vient, sphinx moderne, d'expliquer ces inexpliquées énigmes littéraires : Dennery, Ponson du Terrail, Anicet Bourgeois, Gaboriau, Pierre Decourcelle.

Il a déchiré le voile de brouillard qui me cachait Rocambole dans les espaces de l'impossible. Je voyais Rocambole à travers les fantaisies grossissantes d'un esprit imaginatif et fou, plus haut et plus loin que la vie, en un monde idéal et désordonné, hanté par les âmes des concierges. Mais Rocambole est tout pâle et tout petit à côté de Cliquet, comme About à côté de Voltaire, comme Gambetta à côté de Danton. Cliquet a été Rocambole, mais il l'a dépassé ; il a réalisé ce rêve magnifique mais en l'élargissant démesurément.

Où ne serait point parvenu Cliquet, si, tout à coup, des gens qui ne comprennent rien, n'étaient venus l'arrêter dans son vol et dans ses vols ? Ce qui l'a perdu, c'est que l'artiste a trop débordé sur l'homme. L'auteur dramatique, évidemment, a nui à l'escarpe.

De quelque façon que l'on tourne et que l'on retourne Cliquet, on reste émerveillé par tant de génie, un génie qui ne se rebute jamais, et jamais ne s'arrête aux difficultés de la vie. Cet homme exerce des pouvoirs surnaturels qui jusqu'à présent avaient paru n'appartenir qu'à Dieu ou qu'au Diable. Il bouleverse, simple notaire, un département de fond en comble avec la puissance tranquille qui semble être une fantaisie de Dieu qui s'ennuie, ou une mystification de Démon qui s'amuse.

Grâce au seul dilettantisme de Cliquet, un beau matin, une des plus riches contrées de la France se réveille totalement et irrémédiablement ruinée. On dirait une féerie. Des gens se trouvent posséder des dettes énormes qu'ils ne soupçonnaient pas. Ils se doivent, entre eux, des sommes considérables sans s'être jamais rien prêté et rien emprunté. Leurs vignes, leurs maisons, leurs bois, leurs phylloxéras, sont hypothéqués, ils ignorent comment. Ils se croient somnambules. Pas du tout. C'est Cliquet qui a fait tout cela, en se jouant. Il a si bien embrouillé la fortune publique de son département, il a si bien enchevêtré les intérêts l'un dans l'autre, que personne ne se reconnaît plus et ne se reconnaîtra peut-être jamais dans cet écheveau emmêlé, et qu'il faudra plus de cent ans de procès acharnés pour reconstituer les choses en l'état, et remettre les fortunes en leur équilibre naturel.

Cliquet a charpenté ses faux comme Dennery charpente ses drames. Il y met tant d'art, toujours, tant de métier, tant de ficelles, tant de complications, que tout le monde applaudit comme à l'Ambigu on applaudit la grande scène du "Petit Duc".(*)

Qui nous dit que nous sommes au bout de toutes les surprises ? Et que nous n'allons pas apprendre que les mariages faits par lui sont faux, que de braves gens qui se croyaient mariés ne le sont point, et que d'autres qui se croyant seuls tout d'un coup se trouvent a la tête d'une famille nombreuse et désagréable ? Qui nous dit que les actes de naissance et de décès n'ont point également subi les fantaisies de cette imagination puissante de dramaturge, et que dans la commune de Mareuil il n'y aura point une incroyable confusion, un mélange de morts et de vivants ? Quelles situations douloureuses et comiques ! Quels mystères jamais approfondis !

On est stupéfié d'admiration en songeant que Cliquet pouvait bouleverser toute la France avec la même facilité, le même calme souriant, la même entente de la charpente dramatique. Il est bien évident qu'un homme si actif et si ingénieux ne s'en fût point tenu à opérer dans la seule Dordogne, et qu'il eût étendu son action sur tous les départements, l'un après l'autre, pendant que M. Vitu et M. de Lapommeraye eussent applaudi à ses succès de théâtre, et que les petites femmes de Cluny, affolées par les charmes de ce notaire prestigieux, lui eussent écrit des lettres pâmées d'amour.

Car Cliquet a connu toutes les joies, dégusté toutes les vanités, savouré tous les triomphes. Il a été maire, comédien, auteur, directeur, amant adoré, mari respecté, et fou. Ce qui dans la vie est le partage de cent destinées heureuses a été son partage à lui. Il commandait à la vie, et la vie lui obéissait. On se demande avec étonnement, de quelles matières subtiles Dieu avait pétri sa cervelle, pour que tant de gloires enviées, et tant de bonheurs rarement atteints puissent tenir dans cette enveloppe étroite et fragile d'un notaire. O puissance mystérieuse du génie !

Cliquet est peut-être le seul homme qui jamais ait été véritablement aimé.

La vie de Cliquet va subir un temps d'arrêt il ira au bagne. Mais cela n'est point fait pour l'embarrasser, comme le dit mon spirituel confrère, Aurélien Scholl. Il ne restera au bagne que le temps qu'il lui plaira d'y rester. Quand on possède, comme lui, de pareilles ressources dans l'esprit, on peut être tranquille. Cliquet s'est entendu condamner avec un sang froid et un calme méprisant qui font bien augurer de son avenir, et donnent à penser qu'il n'a point encore épuisé les mille et un tours de son inépuisable sac. Je vois déjà Cliquet, suffisamment reposé et prêt à quitter le bagne. Une répétition l'appelle au théâtre Cluny ou à la Comédie Française.

Il faut qu'il soit exact. Alors il imite, avec la perfection qu'il a mise à toutes ses imitations, bien supérieures à celles de M. Plet, il imite la signature du geôlier, il imite celles de tous les chefs de service, celles du gouverneur général.

Il falsifie les registres d'écrou et s'en va, laissant la Nouvelle-Calédonie dans un état d'indescriptible bouleversement et de ruine complète. La colonie est hypothéquée ; les bandits sont devenus d'honnêtes gens, les honnêtes gens sont devenus des bandits, et le gouverneur général, le crâne rasé, vêtu du sarrau d'infamie, bêche la terre avec acharnement et défriche des champs immenses et désolés, où l'on aperçoit, de place en place, de pauvres diables, comme lui penchés vers la glèbe, sous l'œil sévère des gardes chiourmes.

 

En condamnant Cliquet, le jury de la Dordogne a commis un acte criminel, mais surtout un acte parfaitement inutile.

Cliquet nous en avons la preuve a en lui une puissance qui se rit des résolutions des jurys et des sévérités hargneuses de la loi. Il nargue le bagne et se moque de l'échafaud. Dans un an, s'il le veut, il sera ministre des finances, ou de l'Académie française, ou bien il reprendra l'Ambigu.

 

Il est Cliquet et rien ne prévaudra contre lui.

 

Un autre type, qui ne se rattache par aucun fil à ce merveilleux Cliquet, mais dont je ne puis néanmoins m'empêcher de parler, c'est M. Carlin, le Carlin de ce drame mystérieux où le cadavre de Biedermann se dresse en effrayant point d'interrogation.

Si Cliquet opérait dans le vieux quartier de Cluny, Carlin opère dans le quartier neuf de l'avenue d'Antin. L'un monopolisait les faux, l'autre accaparait les huiles. Très curieux aussi ce M. Carlin que les Parisiens, je parle des Parisiens qui savent leur Paris sur le bout du doigt, connaissaient et suivaient depuis longtemps ; alors qu'ils ignoraient Cliquet.

M. Carlin traîne du mystère après lui. Un jour on l'a vu pauvre, à peine vêtu le lendemain on le rencontra riche, étincelant, conduisant un phaéton superbe attelé de deux superbes chevaux. Puis il s'évanouit, lui, son phaéton et ses chevaux. Qu'est-il devenu ? On ne sait, et en l'oublie, comme on oublie tous ces météores qui apparaissent un matin à Paris et le soir ont déjà disparu. Des années ont passé, et Carlin n'est pas revenu. On entend seulement son nom prononcé, dans une singulière affaire de grains, là-bas, en Belgique. Est-ce notre Carlin ? Peut-être, et puis, qu'importe ? Et le silence se fait sur Carlin, sur les grains, sur la Belgique et sur le reste.

Un jour, vous entrez à la Bourse, par hasard. Quel est cet homme appuyé contre une colonne comme un banquier, entouré d'un vol ronflant de remisiers ? Il distribue des ordres à tous. Il achète des millions de rente, et révolutionne la Bourse. Carlin. D'où revient-il ? Mais que fait-il là ? Deux mois après, la colonne est déserte et solitaire. Plus de Carlin, plus de remisiers. Disparu à nouveau. Il était venu dans un coup de Bourse, un coup de pistolet le ramène. Un suicide lui refait une notoriété parisienne. Une tache de sang s'étend sur une tache d'huile.

Paris, qui fait les Cliquets, fait aussi les Carlins. Il a de ces diversités d'hommes et de choses qui nous laissent rêver, nous autres spectateurs mélancoliques et sérieux.

 

OCTAVE MIRBEAU

 

(*)"Le Petit Duc" : Opérette jouée pour la première fois en 1878 ; elle est due à Charles Lecoq, dont l'œuvre la plus connue est "La Fille de Madame Angot" (1873).

 

 

The New York Times - May 6, 1883

 

ACCUSED OF 381 FORGERIES.

 

Paris dispatch to the London Daily Telegraph.

 

M. Mary Cliquet, an ex-notary of Mareuil, in the Dordogne, appeared at the local assizes at Perigueux yesterday to answer no fewer than 381 charges of forgery, from which he had derived about 250,000f. This extraordinary man, whose existence for the past 10 years has been one series

of nefarious crimes, committed at the expense of the simple-minded inhabitants of Mareuil, claims

to have been an aide-de-camp to Marshal Prim, but does - not explain how he rose to such a position from being a mere notary's clerk in Paris. In 1872 Cliquet, then only about 29 years of age, set up as a notary at Mareuil. With no other capital than a mufti-colored rosette in his button-hole and a vast amount of self-possession, he gradually succeeded in gaining the confidence of the country people. His plan of action was simple enough. Rentiers, villagers, and peasants, on applying to him for advice as to the best investment for their money, were invariably received with a bland smile, and informed that an excellent opportunity existed for investing in mortgages on some property in the neighborhood. In exchange for their money the investors received a carefully engrossed deed bearing the forced signature of the supposed borrower, and that of the official registrar of mortgages at Nontron. With the money thus obtained, Cliquet led a life of luxury, which simply dazzled the good people or Mareuil. The splendor of his fêtes and the magnificence of his dinner parties were the talk of the whole neighborhood. Cliquet condescended to accept the Mayoralty of Mareuil, but it was rumored that his ambition would not stop short of a sent in the Chamber of Deputies. As a pastime he took to the theatre, and lost a large sum by the failure of a piece at a small Paris house which he hired for 45.000f. At yesterday's sitting of the Assize Court it transpired that the prisoner had not only forged a multitude of signatures to mortgage deeds, but had manufactured a false certificate, purporting to be signed by the doyen of the Faculty of Caen, whose signature he had obtained by writing to ask for a consultation. Cliquet's frequent journeys to Paris were facilitatad by a forged military railway pass, signed by the Colonel of the One Hundred and Seventh Foot, in order to make an impression on the peasants Cliquet kept in his office a number of sacks filled with copper coin, which, in the course of conversation, he took care to describe as five-franc pieces. Not the least curious feature of the affair is that the Registrar of Mortgages, on being shows his forged signatures to the deeds manufactured by Cliquet, declared them to be genuine, and obstinately adhered to this opinion until he discovered that the documents were not entered la the register. He then exclaimed: "Why the man writes my signature better than I do myself !" Among a host of clever tricks for obtaining money is the following, by which the prisoner made a considerable sum : Being in Paris, and short or ready cash, Cliquet coolly introduced himself to a financier as the Marquis de la Cotte, a nobleman of Perigueux, adding that if any references were required his notary, Maître Cliquet, of Mareuil, would give the necessary information. He then took the first train to Mareuil, answered the letter of inquiry himself, and returned to Paris for the money. This fraudulent system of bogus mortgages Cliquet carried on for nearly 10 years, being always careful to pay the interest punctually. He thus allayed suspicion until last year, when a landed proprietor accidentally heard that his estates had been mortgaged, and, as he had not raised any money in that way, lodged a complaint against Cliquet. Thus the whole affair came to light. The prisoner expresses deep regret for his nefarious practices, which have ruined a number of poor peasants, but persists in stating that if left at large lie would have made enough money in the theatrical business to satisfy all his "creditors".

 

The New York Times

Published : May 6, 1883