VII - La fin d'une génération de presse.

 

Dès avant l'élection municipale du 26 février, on trouve dans La Calédonie des appels à l'apaisement. "Un Membre du Comité Républicain"  pense que l'ère des insultes semble passée et que, concitoyens d'une même ville, les intérêts de tous étant solidaires, il est souhaitable de mettre fin aux guerres, aux rivalités, aux compétitions aux animosités et aux haines.

Ces appels à la conciliation avaient bien un petit aspect de propagande électorale, ils avaient peut-être aussi tout de même un fond de bons sentiments.

Les membres du Comité Républicain, soutien de la politique du gouverneur, devaient bien être persuadés qu'ils gagneraient les élections. Déjà, à la mi-janvier, le 18 exactement, Jules Durand, après avoir démissionné du Conseil municipal peu de temps avant qu'il ne fût dissous, s'était embarqué pour la France. Le départ du journaliste pamphlétaire qui dans La Vérité, dans La Lanterne puis, pendant plus de huit mois tout dernièrement dans La France Australe, avait attaqué sans répit le gouverneur, ce départ constituait pour les "feilletistes"une victoire qui devait marquer le début de la désagrégation complète de l'opposition.

Jules Durand, qui était parti en laissant une série d'articles signés "Suetone" destinés à "traîner dans la boue" bon nombre de "personnes honorables"de Nouméa, semblait même désavoué par Édouard Bridon. Après avoir publié les premiers de ces articles dans La France Australe, le vieux journaliste avait interrompu la série parce que l'honneur d'une femme s'en était trouvé éclaboussé et que cela déclenchait une polémique dans laquelle il se rendit vite compte qu'il ne pourrait pas avoir le beau rôle.

C'est à ces articles de "Suetone", plus ou moins explicitement désavoués par le directeur du journal, que font suite les appels à un retour au calme de La Calédonie.

Littéralement assommé par les résultats de l'élection, ne pouvant plus, semble-t-il, compter sur l'assistance de collaborateurs réguliers, Édouard Bridon  abandonnait le journalisme à la fin du mois de mai 1899, à un âge où il est naturel d'aspirer au repos,.

La France Australe  devenait le journal de la Nouvelle Imprimerie Nouméenne, publiait un nouveau programme et se trouvait placée sous la direction de Marcel Van De Velde  puis de Wolfram Puget, deux hommes qui avaient vécu en Australie avant de venir se fixer, assez récemment, en Nouvelle-Calédonie.

En décembre, c'est au tour de La Calédonie  de subir une mutation. Jean Oulès  vend le journal. Une Société de l'Imprimerie Calédonienne au capital de cent dix mille francs est formée et une nouvelle équipe prend la direction du quotidien "officieux".

Cette nouvelle équipe ne s'est pas mise on place aussitôt, il y a eu quelques hésitations pour la constituer.

On a la surprise de lire en première page de La Calédonie du 18 décembre un article de fond intitulé Mon programme. Qui est donc ce nouveau rédacteur en chef qui affirme sa personnalité avec une telle autorité ? On tourne la page et l'on trouve à la fin de l'article les initiales "J.B.".

Ce n'était qu'une fausse rentrée. Julien Bernier  avait bien été pressenti pour diriger la rédaction de La Calédonie  et l'on a vu qu'il avait tout d'abord accepté. Mais, d'une part, cette Direction devait être partagée avec Pierre Vardon, professeur de littérature et d'histoire au collège de Nouméa qui avait, en 1898, participé à bien des polémiques dans les colonnes de La Calédonie sous le pseudonyme "Jehan de Saintré" ; d'autre part, nous apprend La France Australe, les tractations qui ont abouti à la vente de l'Imprimerie Calédonienne et du journal, étaient des "actes de panamisme" à la suite desquels La Calédonie  est devenue "l'organe du Syndicat Feilletiste qui exploite en ce moment la colonie à son profit exclusif". La Calédonie  était donc appelée plus que jamais à jouer, dans l'avenir, le rôle de journal officieux.

Or, Julien Bernier avait beaucoup changé depuis l'époque où il rédigeait L'Indépendant  et réclamait la laïcisation de l'orphelinat. Il n'était plus du tout hostile aux missionnaires et, comme son caractère était resté très indépendant, il ne pouvait accepter de se soumettre aveuglément à des directives du pouvoir, cela est dit clairement dans son programme :

 

" La presse, à mon avis, ne remplirait qu'une partie de son mandat, si elle se bornait à suivre pas à pas les pouvoirs publics, et à dire ce qu'ils font ou ne font pas. Comme organe de l'opinion, elle a encore pour devoir de devancer, au besoin, la marche un peu lente de l'administration et de lui montrer ce qu'il faudrait faire.'' (226)

 

Il est aisé de concevoir que le gouverneur ne dut pas apprécier.

Ni Bernier, ni Vardon  qui se trouvait en disgrâce à la suite d'un incident survenu en août, ne dirigèrent la Rédaction de La Calédonie. Cette responsabilité fut d'abord confiée à un commissaire adjoint en retraite nommé Guilliod, qui prétendait "avoir acquis une vaste expérience dans le journalisme parisien"; puis, à partir mai 1901, à Maximilien Boë, le nouveau professeur de littérature et d'histoire. (227)

L'Écho de la France Catholique  aussi avait annoncé du changement, il avait même été le premier à s'engager dans cette voie, le 31 décembre 1898. Son article de tête, qui accompagne et complète ce jour-là les vœux de nouvel an, s'intitule Le journal.À parti de réflexions dues à la plume du journaliste chrétien E. Hello  qui voit dans le journal "le signe caractéristique de la société moderne", le rédacteur de L'Écho  énonce une sorte de programme en réduction qui n'est en fait que l'assurance donnée aux lecteurs que leur hebdomadaire, en entrant dans sa quinzième année, continuera comme auparavant d'être le "champion du parti catholique".

Changement donc, mais changement dans la continuité. Il n'en allait pas autrement des deux autres grands journaux de Nouméa, leurs nouveaux programmes annonçaient la poursuite de leur politique passée. Les hommes changent, mais La Calédonie  reste "le journal feilletiste"et La France Australe  "le journal de l'opposition".

Si changement il y eut, il devait provenir d'un nouveau journal. Elles ont été peu nombreuses les publications nouvelles dans le courant des trois dernières années du siècle. À côté du Progrès, journal de Bourail dont il a été question plus haut, on note seulement trois titres de "journaux fantômes", Le Rationnel, L'Annuaire Commercial, L'Excelsior  ; deux publications ponctuelles, les Almanach de l'Imprimerie Catholique  pour 1899 et pour 1900, ainsi qu'un petit hebdomadaire nationaliste de courte durée, Le Drapeau, dont le directeur et rédacteur en chef de La France Australe, Wolfram Puget  est le propriétaire ; et enfin, seul journal d'avenir, Le Bulletin du Commerce. (228)

Fondé le 1eravril 1899 par Henri Legras, le nouveau journal, a paru ce jour-là avec pour titre Bulletin des Tribunaux de la Nouvelle-Calédonie.  La lecture de ce premier numéro n'est pas passionnante du tout, on y trouve un simple relevé des affaires plaidées à Nouméa, il n'y a même pas de compte-rendu d'audience. Mais Henri Legras  qui avait d'abord déclaré "tenir à se borner strictement à ne publier que des informations judiciaires et administratives s'interdire tout ce qui touche de près ou de loin à la politique locale", devait rapidement transformer son journal. (229)

En apparence, le Bulletin  change peu, il reste une feuille de dimensions assez modestes pour être tirée sur une "Minerve à pédale" (230), mais le nombre de ses pages augmente, passant dans le courant de la première année de quatre à seize pages ; le titre est modifié deux fois et devient, à parti du 2 septembre 1899 Le Bulletin du Commerce de la Nouvelle-Calédonie. (231)

Des trois journaux anciens qui, d'une certaine manière, s'étaient efforcés de faire peau neuve pour aborder le XXème siècle, seuls L'Écho de la France Catholique  et La France Australe  devaient poursuivre une encore longue carrière. La Calédonie  disparut en 1907. (232)

Le gouverneur Feillet  quittait la Nouvelle-Calédonie pour la dernière fois en octobre 1902 et il décédait l'année suivante à Montpellier (233) ; mais son œuvre, bien qu'inachevée, et les divisions que son entreprise et sa personnalité avaient suscitées persistaient. Les querelles "feilletistes"sont dépassées après 1907, pourtant il reste près de trois cents familles de "colons Feillet"qui sont venues grossir la population blanche de l'Intérieur. Le journal édité à Bourail n'ayant pas réussi à devenir selon toute évidence le journal de la brousse, La Calédonie  disparaissant, c'est aux colons surtout, en même temps qu'aux habitants de Nouméa, que Le Bulletin du Commerce  allait s'adresser, moins, il est vrai, comme organe de conciliation qu'en défenseur de la colonisation dont, quelles que soient les opinions, l'ensemble du pays héritait.