D'après mon article publié dans le numéro 82 du Bulletin de la S.E.H.N.C. (1er trimestre 1990)
PAUL FEILLET (1857-1903)
GOUVERNEUR DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE DE 1894 A 1903
Né à Paris (XIème) le 4 avril 1857, Paul, Théodore, Ernest, Marie Feillet était le fils d'Alphonse Feillet, historien auteur de La Misère au Temps de la Fronde, ouvrage couronné par l'Institut, et de Juliette Charrier son épouse. Après des études de droit qu'il a poussées jusqu'au doctorat, ce neveu de Paul Challemel-Lacour (successivement préfet, député, ambassadeur, ministre, sénateur, président du Sénat et en outre académicien) a débuté dans la carrière administrative comme attaché au Cabinet du ministre de l'Intérieur. Nommé chef de Cabinet du préfet de la Seine Poubelle l'année suivante, il occupa ce poste durant quatre ans avant d’entrer dans l'Administration coloniale le 26 juin 1888 en tant que directeur de l'Intérieur de la Guadeloupe. À ce poste, son caractère autoritaire et emporté lui valut une rude mésaventure avec un élu local, un nommé Cicéron avec qui, à la suite d'une séance du Conseil général particulièrement orageuse, il se battit en duel... au fusil. Le résultat fut pour Paul Feillet une blessure à la jambe qui ne l’empêcha pas de continuer son chemin. En 1891 il était nommé gouverneur de Saint-Pierre et Miquelon. Dans ces îles la diphtérie sévissait à l'état endémique ; le jeune gouverneur prit des mesures énergiques pour combattre ce fléau. mesures consistant dans la déclaration obligatoire, la désinfection et, pour isoler les malades, il fit construire un coûteux sanatorium contre l'avis de son directeur de l'Intérieur Bergès qui, s'accommodant mal de la cassante autorité de son supérieur, lui en garda rancune ; mais l'Académie de médecine dans sa séance du 7 novembre 1893 félicita le gouverneur de Saint-Pierre et Miquelon pour son action qui avait eu pour résultat de faire baisser de près de quatre-vingts pour cent la mortalité par diphtérie dans cette colonie.
Peu après, par décret du 21 avril 1894, Paul Feillet était nommé gouverneur de la Nouvelle-Calédonie et dépendances.
Pour rejoindre son nouveau poste, il embarque sur le Polynésienen compagnie de sa mère, de sa femme et de ses deux enfants, Jacques et Jacqueline. Il prend ses fonctions le 10 juin 1894, le jour même de son arrivée à Nouméa. La colonie est alors dans une situation critique, pratiquement au bord de la faillite : une dette de 1 350 000 F semble prévisible pour la fin de l'année. Analysant rapidement la situation, le nouveau gouverneur l'estime dangereuse car la crise ne lui semble pas due à des causes accidentelles et passagères mais à des causes profondes qui tiennent à l'organisation économique du pays. Selon lui "la Nouvelle-Calédonie souffre, comme beaucoup d'autres colonies, d'un mal très grave, la mono-culture ou la mono-industrie"(Discours du gouverneur lu au Conseil général par le directeur de l'Intérieur le 30 juin 1894).
Son programme d'urgence pour assainir les comptes de la colonie tient dans quatre mesures essentielles : supprimer des postes dans l'administration, limiter les importations de viande australienne en utilisant les ressources de l'élevage local, développer les plantations de café, recourir à la navigation à l'intérieur du lagon et aménager le port de Nouméa pour favoriser les échanges avec la brousse sans avoir à engager de coûteuses dépenses dans des travaux de réparation du réseau de pistes alors en très mauvais état. Des mesures simples qui ne représentaient pas vraiment le fond de la politique qu'allait mener dans la colonie le nouveau gouverneur.
En 1894, à l'arrivée de Feillet en Nouvelle-Calédonie, deux pouvoirs dominaient de façon permanente en Nouvelle-Calédonie, depuis longtemps déjà : le bagne et la Mission mariste ; en 1903, année de sa mort, la force de la Mission avait relativement décliné et changé de nature avec la disparition de certains avantages temporels, tandis que le bagne s'étiolait doucement, l'envoi de condamnés ayant cessé après 1898. Une évolution que l'on peut attribuer en grande partie à la politique de ce gouverneur, en ce qui concerne le deuxième point surtout : arrivé à Nouméa avec la promesse qu'il mettrait fin à l'institution pénitentiaire dont l'échec dans l'entreprise de colonisation qu'on avait attendu d'elle était reconnu, Paul Feillet a inlassablement agi pour développer en Nouvelle-Calédonie la colonisation libre. Dès sa prise de fonction en effet, il favorise l'établissement dans le pays des fonctionnaires et militaires atteignant l'âge de la retraite sur place et s'efforce de créer un courant d'immigration au moyen d'une propagande menée en métropole par l'intermédiaire de la presse, de conférences, de brochures publiées sous l'égide du Ministère des Colonies (Notice sur la Nouvelle-Calédonie, par Gallet; La Plantation du Café en Nouvelle-Calédonie, par Camouilly), de l'Union Coloniale Française (L'Émigrant en Nouvelle-Calédonie, par le Dr Davillé), du Comité Dupleix (Les Débuts d'un Émigrant en Nouvelle-Calédonie, par Villaz et La vie du Colon en Nouvelle-Calédonie, trois récits signés Devillers, Reverchon, Vigoureux), de l'Union Agricole Calédonienne, fondée le 16 octobre 1894 sous le patronage du gouverneur, qui édite un Bulletin mensuel de 1895 à 1901.
La propagande de Paul Feillet sollicite des immigrants qui soient des paysans possesseurs d'une somme de cinq mille francs au moins qui peuvent espérer avec ça la réalisation en six ans de six mille francs de rente ou d'un capital de cent mille francs par la culture du café sur des terres délimitées, aménagées et mises à leur disposition par les soins du Domaine. Là résidait une véritable difficulté car les terres favorables à l'agriculture ne couvrent pas d'importantes surfaces en Nouvelle-Calédonie. On prit d'abord les terres utilisables restituées par l'Administration pénitentiaire mais cela ne suffisait pas, les terres les meilleures pour la plantation du café que voulait surtout favoriser le gouverneur, étaient celles des fonds de vallées ombragées possédant un cours d'eau permanent ; dans la plupart des cas ces sites avaient été réservés pour constituer les propriétés inaliénables des tribus indigènes. Paul Feillet fit déplacer quelques tribus qui occupaient des territoires estimés trop vastes pour leur population sans leur accorder une indemnisation jugée convenable. La Mission mariste prit naturellement la défense des canaques et constitua l'un des éléments de l'opposition, à côté des divers mécontents qui ne profitaient pas des faveurs du gouverneur, des grands colons et des maisons d'affaires qui tiraient avantage de l'existence du bagne.
Durant les deux premières années de son gouvernement en Nouvelle-Calédonie, tout se passe assez bien pour Paul Feillet qui ne rencontre véritablement qu'un adversaire déclaré : Jules Durand, le chef du minuscule parti socialiste qui se constitue à Nouméa en décembre 1894, qui l'attaque violemment dans La Vérité, journal dont il est le principal rédacteur et qu'il publie de janvier à août 1895.
Pour l'histoire de la colonie, les événements importants de cette période sont :
- la réception de la nouvelle conduite alimentant Nouméa en eau ;
- la suppression du sinistre camp Brun (camp disciplinaire du bagne) ;
- l'introduction de travailleurs tonkinois et javanais ;
-
l'arrêté n° 201 du 19 novembre 1895 accordant des concessions gratuites de terres aux jeunes gens de vingt et un ans nés dans la colonie et aux militaires y prenant leur congé.
À l'issue de ces deux années, malade, épuisé, Paul Feillet part en congé en métropole pour se refaire une santé, obtenant auparavant la mise à la retraite de son directeur de l'Intérieur, Léon Gauharou, installé en Nouvelle-Calédonie dès 1870, qui défendait certains intérêts, certaines amitiés, et en qui le gouverneur n'avait pas confiance pour le remplacer comme chef de la colonie par intérim.
Durant le séjour du gouverneur en métropole, les ennemis de sa politique s'unissent et s'organisent : le Conseil général et le Conseil municipal de Nouméa sont gagnés par l'opposition au cours d'élections qui ont lieu dans le courant du second semestre 1896, tandis que le quotidien La France Australe multiplie les critiques contre l'action de Paul Feillet et souhaite son remplacement. À l'opposé, l'autre quotidien de la colonie, La Calédonie, défend le gouverneur absent et le gouverneur par intérim qui tant bien que mal s'efforce de continuer l’œuvre entreprise, c'est-à-dire avant tout l'extension de la colonisation par l'élément libre.
Après un an d'absence, Paul Feillet est de retour en Nouvelle-Calédonie en juin 1897. Fort de l'appui du ministre André Lebon, il promulgue un arrêté rendant applicable le décret du 10 avril 1897 sur la colonisation libre, l'arrêté sur le régime des concessions gratuites et l'arrêté sur le cantonnement des indigènes, ce qui lui laisse pleine latitude pour disposer des terres dont il a besoin pour ses colons. Puis il entreprend de briser les oppositions en utilisant des procédés quelquefois à la limite de la légalité. C'est à propos des diverses élections que tout se joue. Celle du délégué de la colonie d'abord, en octobre 1897 : le candidat officiel, Louis Simon, absent de Nouvelle-Calédonie, l'emporte néanmoins grâce à une campagne électorale où tous les moyens ont été employés pour faire échouer le candidat de l'opposition, y compris l'intervention personnelle du gouverneur endoctrinant au passage les électeurs en sabrant le champagne dans un bureau de pointage installé près du bureau de vote de la mairie. Le 27 mai 1898, un décret portant modification des circonscriptions électorales de la colonie et prescrivant le renouvellement intégral du Conseil général, les électeurs sont invités à se rendre aux urnes les 4 et 11 septembre. Une longue tournée de plus d'un mois à travers la brousse permet au gouverneur d'assurer au mieux les faveurs de l'électorat aux candidats à sa dévotion et, dès le premier tour de scrutin, le parti gouvernemental l'emporte avec quinze élus contre deux à l'opposition ; le second tour accentue encore la différence et le nouveau Conseil général se trouve composé de dix-sept partisans du gouverneur et de seulement deux opposants. Puis, après avoir suspendu successivement deux maires de Nouméa qui lui étaient hostiles (Audrain, en octobre 1897 ; Guiraud, en janvier 1898), le gouverneur prononce la dissolution du Conseil municipal du chef-lieu. En février un seul tour de scrutin suffit : les quinze candidats de la liste feilletiste, devançant largement les candidats de l'opposition avec des majorités de voix suffisantes, sont tous élus (D29).
Paul Feillet était certainement convaincu qu'on ne gouverne pas en évitant avant tout de se faire des ennemis mais plutôt en regroupant autour de soi des partisans actifs. Il avait l'art de diviser ceux qui l'entouraient et de les pousser à s'engager pour ou contre lui. En Nouvelle-Calédonie, en 1900 et pour plusieurs années à venir, on ne se présente plus comme de la ville ou de la brousse, colon, mineur ou commerçant, conservateur ou progressiste, patriote ou internationaliste, de la Loge ou de la Mission : on se dit "feilletiste"ou "anti-feilletiste".
Durant la longue période marquée par les élections qui s'étend de septembre 1897 à février 1899, la presse locale s'était engagée dans des affrontements passionnés et La France Australe avait multiplié les surnoms imagés autant que peu flatteurs pour désigner le gouverneur : "le chef de clan", "K Feillet", "le tyran", "le despote", "le maître", "le satrape", "le proconsul", "César", "l’apôtre", "le Tartarin de la colonisation", "le porte-guigne"...Cette dernière trouvaille se fondait sur la constatation de quelques malheureuses coïncidences relatives à l'arrivée de Paul Feillet en Nouvelle-Calédonie qui s'était accompagnée de funestes événements :
- tempête du 14 juin, durant les fêtes du cinquantenaire de la Mission, première cérémonie à laquelle était convié le nouveau gouverneur ;
- nouvelle de l'assassinat du président Carnot connue à Nouméa le 26 ;
- décès de la mère de Paul Feillet, le 28, qui empêcha le gouverneur d'assister à la première séance de la réunion extraordinaire du Conseil général qu'il avait provoquée ;
- publication dans un journal local du 6 juillet d'un article à propos de l'épidémie de peste qui s'était déclarée à Canton et Hongkong…
Or, entre le gouverneur Feillet et la mission, les rapports devaient toujours par la suite présenter un caractère "orageux" ; les affrontements entre le très autoritaire chef de la colonie et les Corps élus empoisonnèrent durant de longues années la vie publique de la Nouvelle-Calédonie ; la peste de Hongkong allait atteindre Nouméa à la fin de 1899, six mois après une épidémie dans certaines tribus que l'on identifia avec plus ou moins de certitude comme étant due au choléra. De là à attribuer au gouverneur Feillet le mauvais œil et la responsabilité des dégâts causés par le moindre coup de vent, il n'y avait qu'un pas que ses adversaires n'hésitèrent point à franchir.
En 1900, Paul Feillet avait pu se rendre à l'Exposition universelle l'esprit en repos. À son retour tout était aussi calme dans la colonie qu’au jour de son départ, seule La France Australe, dont l'équipe de rédaction avait été entièrement renouvelée au lendemain de l'élection municipale de février 1899, continuait de manifester une opposition publique au gouverneur. C'est à Paris que les ennemis de Paul Feillet réussirent à obtenir son rappel après une campagne de presse dans L' Autorité, et surtout, sous l'influence du comité groupé autour du sénateur Isaac, dans La Dépêche Coloniale où Albert Sima reproche au gouverneur de la Nouvelle-Calédonie de recourir à la "corruption électorale"et à la "pression administrative"pour arriver à ses fins, de bafouer "l'Administration et les Corps élus", d'établir sa "mainmise sur la Justice",de pratiquer la "spoliation des indigènes", de favoriser ses amis par l'octroi d'avantages multiples et notamment des contrats de gré à gré avec l’Administration favorables à leurs affaires. Il y avait du vrai dans tout cela mais c’était présenter sous les couleurs les plus sombres le seul côté négatif de l'action du gouverneur qui bénéficiait par ailleurs de puissantes protections politiques. Il fallut attendre un changement de gouvernement pour que le nouveau ministre des colonies, Gaston Doumergue, adressât au gouverneur Feillet un "câblogramme" rédigé en ces termes : "Nécessaire que je puisse promptement conférer avec vous au sujet d'une très importante question intéressant la colonie. Dans ce but je vous invite à venir par le paquebot du 18 octobre. En votre absence intérim sera fait par Picanon que j'envoie en mission spéciale à cet effet. Jusqu'à son arrivée secrétaire général assurera affaires courantes".
Parti comme il y était "invité" (il embarque à bord du Pacifique le 22 octobre 1902), Paul Feillet ne devait plus revenir en Nouvelle-Calédonie. Le 3 septembre 1903, dans sa quarante-septième année, il succombait à Montpellier "des suites de la très grave maladie dont il souffrait depuis de longues années déjà" (La France Australe du 12 septembre 1903) [N.B. Probablement la tuberculose, peut-être un cancer, certainement pas comme je l'ai lu dans une publication de 2004, des "séquelles consécutives à ses blessures", par référence à son duel de 1888, en Guadeloupe : on ne meurt pas 15 ans plus tard d'une blessure par balle, et une seule, reçue à la jambe] . Il était gouverneur en titre de la Nouvelle-Calédonie ; il l'avait été durant neuf ans et demi, avec plus de six ans de présence effective dans la colonie compte tenu de deux congés (congé pour raison de santé du 6/6/1896 au 2/6/1897, intérim Le Fol ; congé pour se rendre à l’Exposition universelle du 10/2/1900 au 13/12/1900, intérim Colardeau puis Telle), ce qui est exceptionnel et le place au second rang des gouverneurs de Nouvelle-Calédonie pour la durée dans cette fonction, juste après Charles Guillain (1861-1870).
Très controversée, son action n'en a pas moins eu une importance de tout premier plan pour l’histoire du pays. À sa mort, son œuvre restait inachevée et les divisions que son entreprise et sa personnalité avaient suscitées persistèrent longtemps dans la colonie, mais près de trois cents familles de "colons Feillet", sur plus de cinq cents qui étaient venues à l'appel du gouverneur, s’étaient solidement établies, grossissant la population clairsemée des colons de l'intérieur, et il avait mis un terme au mythe de la colonisation pénale avec l’amorce bien engagée de l'élimination de l'Administration pénitentiaire qui, après avoir constitué pendant les vingt premières années de l'établissement du bagne une réelle manne pour la colonie, s’était ensuite manifestée comme la principale entrave au développement harmonieux de la colonisation libre, la seule véritablement apte à mettre le pays en valeur. En cette extrême fin du XIXème siècle, la conjoncture n'était pas favorable, sur ce lointain archipel du Pacifique, à la réalisation de spectaculaires entreprises mais la politique de Paul Feillet, basée sur l'établissement d'immigrants nantis d’un petit capital, avait donné un nouveau souffle à la colonie grâce à l'augmentation sensible qu’elle avait engendrée d'une population active intéressée à la réussite matérielle, et à l'apport sur le marché local d'un supplément d'argent frais dont la Nouvelle-Calédonie avait le plus grand besoin.
Bibliographie
- Les publications de presse de Nouméa et de Bourail, de 1895 à 1903.
- B. Brou: Histoire de la Nouvelle-Calédonie. Les temps modernes : 1774-1925. (Cf. sa bibliographie partielle du chapitre XVII).
- P. O’Reilly: Calédoniens.
- G. Coquilhat: La Presse en Nouvelle-Calédonie au XIXème Siècle. ( Cf. première partie, chapitre 6 : "La guerre de presse du gouverneur Feillet").