L'AVENIR DE LA NOUVELLE-CALEDONIE (14 FEVRIER 1888) - (L'affaire Cardozo)

 

Cet article de tête de L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie du mardi 14 février 1888 n'a pas de titre. Bihebdomadaire à l'époque, le journal de Roger et Bridon engage ici une polémique où il est question tout à la fois :

- de magouilles foncières (le contrat Cardozo) ;

- de la politique de colonisation de l'ex-gouverneur Pallu de la Barrière ;

- de l'opposition entre colonisation libre et colonisation pénale ;

- de l'Administration pénitentiaire qui tire les ficelles à son profit.

 

 

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Nouméa, le 14 février 1888

 

Nous avons à parler, à notre tour, de l'affaire qui a été bâclée au ministère, dans ces derniers temps, au profit de M. Cardozo.

Il s'agit de l'ancienne propriété Kerveguen, sur laquelle des essais de culture et d'usine à sucre, ont été, naguère, vainement tentés par M. de Tourris.

Cette propriété, qui a une contenance d'environ 7,000 hectares avait été achetée, il y a quelques années, après l'insurrection, par M. Cardozo, pour y faire l'élevage du bétail.

Elle ne pouvait en effet servir qu'à cet usage, contenant à peine une centaine d'hectares de terres cultivables.

Eh bien ! l'Etat, M. Etienne étant sous-secrétaire aux colonies, a acheté cette propriété pour la somme de 865,000 francs, sans y comprendre le vieux matériel de l'usine, devenu inservable et réduit à l'état de ferraille, dont une commission aura à fixer ultérieurement la valeur.

Ce prix est payable en dix ans en journées de condamnés, à raison de 1 fr. 30 c. l'une.

L'Etat, c'est-à-dire la France, c'est-à-dire tout le monde, y compris les colons de la Nouvelle-Calédonie, l'Etat a été indignement dupé.

Il n'est pas admissible, en effet, que M. Etienne ait conclu ce marché sans avoir, pour se couvrir, un rapport quelconque établissant que ce vaste domaine se compose presque en totalité de terres à culture.

Il y a donc au Ministère un rapport de ce genre, qui a dû rapporter gros à son auteur.

En d'autres termes, cette affaire est un véritable scandale. Les noms de ceux qui l'ont conduite méritent d'être connus. Ils le seront.

Par ce temps de compromissions de conscience et de pots de vin, nous ne nous serions pas autrement occupé de cette véreuse opération si elle n'avait, à un autre point de vue, une portée considérable.

Cette propriété n'a été achetée, en effet, que pour y faire l'essai du plan de colonisation libre préconisé par M. Pallu de la Barrière et adopté par M. Etienne.

M. Pallu voulut créer le mouvement, le travail et la production sur toute la surface du pays, afin d'y assurer à jamais la prédominance de l'élément libre.

Il voulait, dans ce but, provoquer un grand courant d'immigration des travailleurs inoccupés de la Métropole et créer des centres agricoles sur divers points.

Pour cela faire, il lui fallait deux choses qui n'existaient plus des terres cultivables et la main-d'œuvre à bon marché.

Il avait alors imaginé d'offrir, à ceux de nos grands propriétaires qui se montraient disposés à entreprendre des exploitations agricoles, l'échange d'une partie de leurs bonnes terres contre une certaine quantité de main-d'œuvre pénale.

C'est sur ces terres, ainsi rétrocédées, que M. Pallu comptait établir les immigrants et constituer ses centres agricoles.

Mais il n'était jamais venu à sa pensée d'acquérir un sol ingrat et de le payer trois ou quatre fois sa valeur. Il lui fallait, pour la réussite de ses projets, d'excellentes terres dont il n'aurait donné que le prix réel.

L'opération qu'il voulait faire était, avant tout, une opération honnête, assurant à chacune des parties contractantes des avantages égaux.

L'Etat et la colonie, au nom desquels il devait traiter, auraient trouvé, dans l'introduction de nouveaux immigrants, dans la création des centres, dans la mise en valeur des terres et dans le développement de la production locale, des avantages indiscutables, bien faits pour compenser et au delà le prix de la rétrocession.

De son côté, le grand propriétaire cédant, aurait eu la disposition d'une main-d'œuvre importante et économique qui lui aurait permis de mettre ses terres en rapport, avec des chances de profit ; en outre, le voisinage d'un centre de population et les voies de communication qu'il eût fallu nécessairement créer, auraient donné à sa propriété une plus-value certaine.

Tel était, pris dans son ensemble, le plan de M. Pallu de la Barrière. On voit qu'il ne ressemble en rien à ce qu'il est question de faire aujourd'hui.

M. Pallu aurait certainement repoussé, avec indignation, les conditions d'achat du domaine Cardozo et il aurait considéré comme une calamité publique d'immobiliser, par masses, les forces de la transportation entre les mains des trois ou quatre grandes compagnies qui se disputent l'exploitation du pays.

Ce que nous voulons établir, ce qu'il importe de préciser, c'est que le Ministre et M. Étienne ont été abominablement trompés et que l'essai de colonisation que, de bonne foi, ils veulent tenter sur les  terres qu'on leur a vendues est condamné, d'avance à échouer misérablement.

Les malheureux immigrants qui seront mis en concession sur ce sol ingrat, s'y épuiseront en stériles efforts, et dévoreront en pure perte les ressources personnelles qu'ils auront apportées, ainsi que les avances en vivres, graines et outils qu'ils auront reçues de l'Etat.

Lorsque découragés, épuisés et ruinés, ils seront forcés d'abandonner leurs concessions et de remettre au domaine son fatal présent, on ne manquera pas de dire que la colonisation libre est impuissante et qu'elle est rebelle à tout travail.

L'Administration pénitentiaire s'empressera alors de montrer, par opposition, les belles cultures de ses centres de Bourail et de Pouembout, et il se trouvera un inspecteur Duclos quelconque pour nous condamner sans rémission et affirmer que l'avenir de la colonie appartient à la colonisation pénale.

C'est ainsi, chers concitoyens, que nous retomberons sous un joug détesté et que le flot pénal, un moment arrêté, achèvera son œuvre et nous submergera tout à fait.

Voilà ce que notre colonisation devra aux tripoteurs de la Métropole.

Il n'est pas difficile de comprendre d'où le coup part et dans quels bureaux le tripotage a été semé et a mûri.

Is fecit cui prodest est.