La France Australe - (26 septembre 1898) : Criminel abus de pouvoir.

 

Dans les attaques qu'elle mène contre le gouverneur Feillet, La France Australe utilise ici la presse métropolitaine. Cet article de L'Autorité relate un événement qui témoigne du caractère arbitraire et du comportement tyrannique du gouverneur. C'est du moins ce que le lecteur en retiendra. Il est à noter que cette "anecdote" coloniale a fait un long voyage : partant de Nouméa par on ne sait quel informateur (pourquoi pas un écrivain de La France Australe ?), elle arrive dans le bureau du rédacteur d'un journal parisien qui en tire un article, l'exemplaire du journal en question arrive en Nouvelle-Calédonie et la rédaction du journal d'opposition au gouverneur s'empresse de reproduire l'article en première page. Beaucoup de temps s'est passé depuis que la chose s'est produite mais c'est l'occasion d'y revenir avec en prime la caution d'un grand journal national.

 

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CRIMINEL ABUS DE POUVOIR

 

Nous lisons dans L'Autorité du 14 août dernier :

 

Nous avons signalé à plusieurs reprises, les abus de pouvoir scandaleux du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie qui se conduit en despote impitoyable, à l'exemple de Doumer Coupe Tête au Tonkin.

Le fait que nous allons raconter paraitrait même invraisemblable, si l'on n'était déjà fixé sur les agissements coutumiers de ce potentat administratif.

Il y a quelque temps, une note officieuse annonçait que M. le médecin en chef de 1re classe Chédan, du service colonial, a été suspendu de ses fonctions pour avoir accusé faussement et gravement outragé sans circonstances atténuantes, le chef de la colonie (Nouvelle-Calédonie).

La gravité exceptionnelle de cette information décida un groupe de médecins à ouvrir une enquête sur l'accusation portée contre leur confrère. De cette enquête, le Bulletin médical nous en fait connaître le résultat.

Voici comment le journal spécial rétablit les faits et détermine les responsabilités :

M. le procureur Rémond souffrant depuis longtemps de troubles gastriques et surmené par le travail, après avoir été obligé d'interrompre, à différentes reprises, son service fut soumis à l'examen du Conseil de santé de la Nouvelle-Calédonie, qui jugea, à l'unanimité, qu'il avait besoin d'un congé de convalescence à passer en France en raison de dyspepsie et de gastralgie.

La veille du jour où il devait s'embarquer avec sa femme et ses enfants, souffrants aussi, M. Rémond est mandé chez le gouverneur, qui, d'une part, estimant la maladie peu grave, et, d'autre part, prétendant la présence de M. Rémond nécessaire dans la colonie, refuse de le laisser partir.

Le malade, surmené et affaibli, ne peut supporter le choc cérébral que lui cause cette mesure abusive et aussi cruelle pour lui que pour les siens, et peu après être sorti de chez le gouverneur il est pris d'apoplexie cérébrale avec hémiplégie droite.

Le Dr Chédan en informa de suite le gouverneur, comme c'était son devoir, et, en même temps, lui fit connaître que, si la cause-première de l'accident était le surmenage cérébral et la dyspepsie, la cause immédiate était le refus opposé au départ du malade.

Le gouverneur mis par notre confrère en face de la lourde responsabilité qu'il avait assumée, tenta de s'abriter derrière la circulaire ministérielle du 12 février 1858, qui lui donne le droit de ne pas tenir compte des délibérations du Conseil de santé ; il chercha en outre à égarer l'opinion en voulant faire croire que c'était de son plein gré que M. Rémond avait renoncé à partir. Le Dr Chédan rétablit les faits avec une généreuse indignation, toute à son honneur, et qui ne pouvait être du goût du gouverneur, qui, acculé et ne sachant quoi répondre, suspendit M. Chédan de ses fonctions.

Les faits sont donc parfaitement établis, et la question d'ordre médical qu'ils soulèvent est traitée, avec compétence par des spécialistes.

Il est donc démontré, avec non moins d'autorité que d'évidence, que M. le docteur Chédan n'avait que trop raison et ne faisait que son devoir en accusant le gouverneur de la Nouvelle- Calédonie d'être la cause immédiate de l'accident apoplectique arrivé à M. Rémond à la suite du déni de justice dont il avait été victime de sa part.

Cette responsabilité ne saurait être niée; elle est écrasante pour le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, qui, par un acte d'arbitraire odieux, a causé cette catastrophe irréparable.

Il est monstrueux qu'une circulaire officielle ait pu être invoquée en justification d'un acte aussi révoltant et que rien ne peut excuser, par le tyranneau qui gouverne _ provisoirement, espérons-le _ la Nouvelle-Calédonie. Permettre à un gouverneur de s'opposer au départ d'un fonctionnaire jugé perdu par les médecins, s'il ne quitte pas aussitôt la colonie, ce serait autoriser tacitement de véritables assassinats,

En obligeant le procureur de la République Rémond à rester quand les médecins jugeaient son départ indispensable, le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie le condamnait froidement à mort.

L'accident survenu aussitôt ne le démontre que trop clairement.

Si la circulaire en question existe, elle est un défi à l'humanité, une honte et une gageure. Nous allons voir si M. Trouillot, ministre des colonies, laissera se perpétuer une semblable abomination.

Quant au gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, qui n'en est pas à ses débuts, et qu'on accuse d'avoir commis bien d'autres actes de barbarie atroce contre lesquels le groupe parlementaire de protection des indigènes se prépare à protester avec éclat, ce gouverneur néfaste doit être immédiatement rappelé.